17) Une fenêtre sur la France
« Et l’exil du temps est plus impitoyable que celui de l’espace.
Mon enfance me manque plus cruellement que mon pays. »
Dany Laferrière, L’énigme du retour
« — Tu viens de quel pays ? me redemande-t-elle.
— Le jeudi soir, je viens de Madagascar. »
Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer
Le 15 août 2012, à l’occasion de la fête de l’indépendance, l’Hindustan Times interviewait Georgette Annoussamy, mariée à un juge français de Pondichéry qui a décidé de devenir juge indien lors du rattachement à l’Inde de fait en 1954. À 79 ans, Georgette évoque sa double appartenance : « Je suis restée tellement Française dans ma manière d’être, alors j’ai décidé de garder la nationalité française. Mais j’aime Pondichéry alors je vis en Inde ». Jawaharlal Nehru parlait de Pondichéry comme d’une fenêtre sur la France. Selon le gouverneur Perrier, cité par l’historien Jacques Weber, cinq mille familles ont fait le choix d’être rapatriées en France en 1962, quand le rattachement est devenu définitif.
Le 16 août 2012, Navin Chawla écrivait une tribune dans The Indian Express pour appeler à préserver le quartier français de Pondichéry, en entreprenant les démarches pour le faire inscrire au patrimoine mondial de l’UNESCO. En son temps, Indira Gandhi avait souhaité que le quartier français soit conservé, en empêchant la construction d’un immeuble avec une façade en verre. En 1995, 1 800 bâtiments étaient répertoriés comme appartenant au patrimoine historique de Pondichéry. Aujourd’hui, seule la moitié de ces bâtiments existent encore. La modification du régime de la propriété rend en effet les destructions plus nombreuses. La plupart des destructions ont eu lieu dans la partie tamoule de la ville, mais 30 bâtiments historiques ont été détruits dans le quartier français sur la période. En 20 ans, la population urbaine a triplé dans les quartiers concernés, ce qui génère une forte pression sur les infrastructures anciennes existantes, plus ou moins bien entretenues.
Construite en 1871, la mairie a été partiellement restaurée au début des années 2000 grâce à une donation de Francis Wacziarg et Aman Nath, qui possèdent un hôtel dans le quartier français, restauré par leurs soins, l’Hôtel de l’Orient.
Cinq bâtiments historiques du quartier français viennent d’être déclarés par les autorités locales comme dangereux, car ils menacent de s’effondrer. Il s’agit notamment de la maison où le poète tamoul et combattant de l’indépendance indienne, Subramanya Bharathi, avait trouvé refuge en territoire français pour échapper à une arrestation par les Britanniques. À terme, ces bâtiments pourraient être détruits.
Ce problème de la conservation du patrimoine de Pondichéry est ancien, déjà Delamare en 1938 décrivait combien la ville blanche tombait en ruines faute d’activité, face à la ville noire, dynamique et prospère. Ce roman, Désordres à Pondichéry, a connu un regain de notoriété, comme le rappelle Jacques Weber, lorsque l’animateur de télévision Thierry Ardisson a admis en avoir plagié six pages pour son livre intitulé Pondichéry (1993).
Du reste, comme le souligne R. Kichenamourty, de nombreux romans français renvoient à une Inde fantasmée au travers de l’évocation de Pondichéry et du mythe de Dupleix.
Les remparts d’Adrien (1975) s’inspirent des différents voyages de Nicole Avril en Inde, en particulier autour des débuts de la communauté d’Auroville. Au micro de Jacques Chancel en 1975, elle décrit Pondichéry comme un fantasme, celui d’un « paradis des chercheurs d’or et des marchands de soleil », « ville rêvée, noire et blanche, où le bien et le mal sont peut-être plus contrastés qu’ailleurs ». Elle évoque la pyrite de fer, surnommée l’« or des fous », car cette pierre a toute l’apparence de l’or sans en être. Nicole Avril trouve dans Auroville la recherche d’un autre monde, où l’homme serait réconcilié avec lui-même. Le héros du livre, Adrien, qui rencontre Lucile au cours de l’histoire, évoque « Là-bas » pour parler de Pondichéry. Nicole Avril en fait une métaphore de l’ailleurs.
Le nabab (1982) d’Irène Frain renvoie à la vie de René Madec (1736-1784), marin et aventurier, né et mort à Quimper, non sans avoir vogué sur les bateaux de la Compagnie des Indes. René Madec participe ainsi aux conflits entre la France et la Grande-Bretagne en Inde, en particulier le siège de Pondichéry en 1778, qui s’achève par une défaite de la France. René Madec est resté célèbre pour avoir créé une armée privée qu’il met au service des princes indiens et du Grand Moghol, qui le nomme Nabab. Capturé par les Britanniques, ayant été forcé de combattre pour eux, mutiné, fait prisonnier par des pirates à son retour, anobli, mort d’une chute de cheval, sa vie tout entière est une saga.
Le temps d’un royaume — Jeanne Dupleix (1706-1756) de Rose Vincent est sorti également en 1982. Journaliste, Rose Vincent dit avoir été émue en parcourant le cimetière de Pondichéry, face aux noms français inscrits sur les stèles. Revisité par la série télévisée oubliable Rani, diffusée en 2011 sur France 2, à partir de la bande dessinée de Jean Van Hamme, Alcante et Francis Vallès, le personnage de Jeanne Dupleix reste fascinant. Métisse née à Pondichéry, d’un père médecin de la Compagnie des Indes, Jeanne était considérée comme « la plus belle femme de toute l’Inde » comme le rappelle Anne-Marie Legay. Mariée à 13 ans à Jacques Vincent, ayant accouché de douze enfants, Jeanne Albert est d’origine modeste. Son mari meurt en 1739. Parlant tamoul et persan, Jeanne fut comme Begum un conseil permanent pour son second mari Joseph François Dupleix, à partir de 1741. Pondichéry était la fin d’un long voyage, partant de Lorient, passant par le cap de Bonne-Espérance et s’arrêtant à l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) ou à l’île de France (aujourd’hui Maurice). Rani montre très bien le rôle de la mer, avec le décalage dans l’arrivée des nouvelles à Pondichéry des nouvelles du conflit franco-britannique en Europe et des renversements d’alliances successifs. Il faut aussi sauver la scène de l’arrivée des navires de La Bourdonnais.
Malgré le transfert de souveraineté entre la France et l’Inde sur Pondichéry, plusieurs fonctionnaires ont travaillé sous les deux administrations. Outre la carrière exemplaire de David Annoussamy, Édouard Goubert, né à Pondichéry d’un père d’origine française et d’une mère indienne, est une autre figure de la continuité administrative. Édouard Goubert a servi pendant dix ans l’administration française, en particulier comme maire de Pondichéry, avant de servir dix autres années l’Inde comme ministre du Tamil Nadu.
Comme le rappelle Claude Marius, la diaspora pondichérienne a essaimé dans les îles à sucre comme la Réunion, mais aussi en Indochine et en France. Entre 1808 et 1839, des esclaves originaires de Pondichéry émigrent vers la Réunion pour travailler dans les plantations sucrières. À partir de 1850, la société d’émigration de Pondichéry envoie de 4 à 5 000 personnes par an à la Réunion. En 1867, avec la grande crise du sucre, de nombreux planteurs sont ruinés. La France commence à produire en Nouvelle-Calédonie grâce à des Pondichériens. C’est un échec, les Indiens sont abandonnés à eux-mêmes sur place, deviennent domestiques pour certains.
Les Franco-Pondichériens jouent en outre un rôle essentiel dans l’administration de l’Empire colonial français en Asie, en particulier en Indochine. Pour Claude Marius, l’Indochine constitue un débouché pour les jeunes diplômés du collège colonial et l’école de droit de Pondichéry. Les métropolitains étaient réticents à s’expatrier, car le voyage pour l’Indochine représentait un mois de bateau. Les gouvernants recrutent donc parmi les habitants de Pondichéry les fonctionnaires de base de la colonie de Cochinchine. Un autre élément favorise l’émigration pondichérienne. Le décret de 1881 sur le renoncement a en effet des conséquences inattendues. Il permet à des hindous pauvres, issus de basse caste, d’obtenir la nationalité française. S’ensuivent des manœuvres des gouverneurs de Pondichéry pour écarter du droit de vote ces 3 500 nouveaux citoyens français, qui perturbent les équilibres électoraux locaux. De fait, parmi ces nouveaux citoyens, beaucoup partent en Cochinchine pour mieux valoriser leur statut français. Le mouvement est tel que la France interdit cette émigration à partir de 1910. Après la Première Guerre mondiale, l’émigration pondichérienne reprend. Les fonctionnaires issus de Pondichéry forment alors l’ossature de l’administration coloniale, en particulier au niveau de l’administration judiciaire. Cette compétence est mise à profit en 1956, dans le cadre de la loi Defferre : tous les présidents des tribunaux des colonies africaines promises à l’indépendance sont des Pondichériens.
En 1963, après le rattachement à l’Inde, les optants sont partis pour la France. Pour Delphine Ayerbe , si la population franco-pondichérienne s’éteint progressivement à Pondichéry, plus de 50 000 pondichériens vivent en France. Parmi eux, 30 000 vivent en Île-de-France, notamment à Sarcelles, Évry ou encore Boissy-Saint-Léger selon Brigitte Sébastia.
Au-delà de la sauvegarde des bâtiments, le devenir de l’héritage français de Pondichéry est en question. Sur le plan économique, Claude Marius rappelle la fermeture par LVMH des Ateliers de Pondichéry fin 2011. Un autre employeur, le fabricant de pneus MRF, a également fermé. Le Tamil Nadu est devenu plus attractif. Sur le plan des échanges culturels franco-indiens, Delhi et Bombay sont plus dynamiques. L’anniversaire du traité de 1954 n’a pas donné lieu à de grandes cérémonies.
