5) Usine à gaz

« Au soir du premier jour de combat, on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. »
Walter Benjamin, « Le concept d’histoire », Écrits français

Le 21 août 2012, Delhi a subi toute la journée des pluies diluviennes qui ont désorganisé la ville. Au-delà de la mousson, comme le reste des métropoles indiennes, Delhi est régulièrement menacée par le chaos à cause de ses infrastructures défaillantes. Fin juillet 2012, une première panne d’électricité a touché près de 300 millions de personnes. Le lendemain, une seconde panne affectait 600 millions de personnes dans tout le Nord de l’Inde pendant près d’une journée. 300 000 passagers ont été bloqués dans les gares, 300 trains arrêtés. La police est intervenue pour faire la circulation dans les rues.

Le déficit d’infrastructures est encore plus fort dans les zones d’activité et les zones industrielles en périphérie de Delhi, privilégiées par les grandes entreprises pour s’installer. Encouragé par le succès des immeubles de bureaux de Gurgaon, l’État de l’Haryana planifie à partir de 1994 le développement d’une zone industrielle à Manesar. À 18 km de Gurgaon, 50 km de Delhi, cette zone accueille aujourd’hui les usines de construction automobile de Maruti-Suzuki et de Honda, mais aussi de nombreux sous-traitants automobiles indiens ou européens. Manesar est désormais le troisième pôle de la production automobile en Inde après Madras et Pune. Des compagnies de services informatiques (HCL, Agilent, Bharti), des acteurs des télécoms (Airtel, Alcatel, Samsung), mais aussi des usines textiles spécialisées dans le prêt à porter sont également présents.

D’après une récente enquête menée par le journal The Indian Express, bien des bâtiments sont vides et seulement un quart des usines sont réellement opérationnelles. Les infrastructures n’ont en effet pas suivi l’emballement des industriels pour ces terrains aux limites du Rajasthan.

Tout d’abord, les coupures de courant sont très fréquentes. Certaines usines ne tournent ainsi qu’à 30 % de leur capacité pour ne pas avoir à trop recourir à des générateurs qui consomment du diesel. Au cours des derniers mois, les coupures ont duré jusqu’à 8h en journée. Alors que le service ne s’est pas amélioré, les tarifs de l’électricité ont récemment été augmentés.

Ensuite, le coût des terrains a explosé. Les prix ont été multipliés par dix en dix ans. Les sociétés immobilières ont en effet énormément spéculé sur le potentiel de Manesar. La zone est à proximité de l’autoroute NH-8, qui relie New Delhi à Bombay via Jaipur. Cette liaison Delhi-Bombay bénéficie d’un plan d’investissement entre l’Inde et le Japon pour en faire le plus grand corridor industriel du pays. Or, la Cour suprême a gelé toute acquisition de terrain au-delà des zones d’ores et déjà définies. Les propriétaires des terrains bénéficient donc d’une situation de monopole, ce qui a pour effet de détourner de Manesar les petites et moyennes entreprises potentiellement intéressées au profit de grands acteurs.

Enfin, les 40 000 employés qui vivent sur place doivent partager des logements au confort rudimentaire. Le loyer des studios est de 3 à 3 500 roupies (43-50€). Or, les ouvriers de l’industrie automobile, même permanents, ne touchent que 10 000 roupies de salaire fixe (150 €), leur salaire pouvant être presque doublé avec les primes. Les sanctions pour non-respect du règlement comprennent des retenues sur salaire. Si les salaires offerts par les groupes automobiles à Manesar sont plutôt élevés par rapport à la moyenne dans l’industrie indienne, l’inflation érode le pouvoir d’achat des ouvriers. L’État de l’Haryana a créé 36 dortoirs et 192 chambres individuelles, mais seules 700 personnes peuvent y loger. L’absence de systèmes de drainage et d’évacuation des eaux génère d’importants problèmes lors de la mousson. Aucune collecte des déchets n’est organisée.

Premier constructeur automobile du pays, Maruti contrôle 50 % du marché indien. Le groupe est possédé à 54 % par l’entreprise japonaise Suzuki. Les Japonais ont apporté depuis les années 80 leur savoir-faire, ce qui a permis à l’indien Maruti de produire des voitures modernes et abordables. Cette collaboration réussie participe de la démocratisation de la voiture individuelle auprès des classes moyennes indiennes.

La construction d’une usine à Manesar a été autorisée dès 1997. Ouverte début 2007, le site produit 550 000 véhicules par an, soit le tiers de la production annuelle de Maruti et 15 % de la production automobile indienne. Surtout, c’est un modèle de citadine, plébiscité par la classe moyenne, qui y est produit : la Swift.

Encore faut-il s’entendre sur une définition de la classe moyenne, comme le rappelle Patrick de Jacquelot. Il explique les mauvaises ventes de la « voiture la moins chère au monde », la Nano, comme la conséquence d’une erreur du groupe Tata sur la cible potentielle de clients. Selon Jacquelot, Tata court après une classe moyenne qui n’existe pas : « intuitivement, la notion de classe moyenne appliquée à une population aussi énorme évoque des centaines de millions de personnes, alors qu’il ne s’agit en fait que de quelques dizaines de millions. ». Pas plus de 2 % des familles indiennes, soit 5 millions de foyers, possèdent une voiture selon les données d’un constructeur automobile. Or, cette élite indienne recherche le luxe international.

Les statisticiens éprouvent du reste des difficultés à définir la classe moyenne, étant donné que 90 % des Indiens travaillent dans l’économie parallèle. Pour des revenus entre 3 et 15 000 € par an, McKinsey recensait 130 millions de personnes en 2009 contre 50 millions en 2005. En s’intéressant aux conditions de vie, 50 millions de personnes ont un excédent de revenus prêt à être consommé, soit 4 % de la population. Un doublement de cette élite est envisageable d’ici 2020. Néanmoins, au sein de cette population, les inégalités de revenus augmentent. Entre 2005 et 2011, ce sont les 5 % de ménages les plus aisés qui ont bénéficié entièrement de l’augmentation de 42,4 à 46 % des revenus des 20 % d’Indiens les plus riches.

L’usine de Manesar emploie à l’heure actuelle environ 3 400 personnes, avec 1 525 permanents pour 1 869 intérimaires. La majorité des ouvriers est donc dans une situation précaire : travailleurs contractuels ou occasionnels, stagiaires ou apprentis. Certains stagiaires embauchés dès l’ouverture de l’usine n’ont pu accéder à un statut permanent que trois ans plus tard.

Les entreprises indiennes recourent à l’intérim pour contourner le code du travail selon le journaliste Julien Bouissou, une usine de plus de 100 employés ne pouvant licencier sans autorisation. Le recrutement et la gestion de la relation avec les inspecteurs du travail sont généralement délégués à des prestataires.

A Manesar, les conditions de travail sont difficiles avec une organisation « à la japonaise » de la production. En 2000, une grève de 90 jours a bloqué l’usine Maruti de Gurgaon. Depuis, le groupe a mis en place un règlement extrêmement sévère, qui recense une centaine de types de fautes : bavardage, pause trop longue, etc. Au cours d’une journée de travail, selon The Telegraph, les ouvriers ont droit à une pause pour le repas de 30 minutes et deux pauses de sept minutes trente. La tâche que doit exécuter l’ouvrier ne doit pas lui prendre plus de 40 secondes.

Dès la fin 2010, des ouvriers de Manesar ont souhaité créer un syndicat indépendant. Le groupe en refuse l’idée. Un seul syndicat, le Maruti Udyog Kamgar Union, est autorisé. L’État de l’Haryana refuse d’enregistrer un autre syndicat.

Une grève a eu lieu en juin 2011. Devant la télévision, le PDG du groupe Maruti a parlé d’« une main-d’œuvre nouvelle, plus jeune et plus nerveuse qui complique les choses ». 64 grévistes ont été renvoyés puis réintégrés après deux nouvelles grèves en septembre et octobre. La police est intervenue avant que ne soit trouvée une solution. 2 500 policiers ont été mis à contribution face aux 1 500 grévistes, qui refusaient de signer une charte de bonne conduite. En solidarité du mouvement, les ouvriers des autres usines automobiles Suzuki de Manesar se sont également mis en grève.

Le 18 juillet 2012, un contremaître insulte un ouvrier, en s’en prenant à sa caste (dalit, intouchable). L’ouvrier est allé se plaindre à la direction. Il a été renvoyé immédiatement, sans motif. Un bâtiment du site de Manesar est brûlé par les ouvriers, le directeur du personnel de l’usine est tué, une centaine de cadres sont blessés.

500 ouvriers ont été licenciés, la production a repris le 21 août. Avec de nouveaux stagiaires.