6) Delhi n’est plus dans Delhi

« La forme d’une ville / change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel »
Charles Baudelaire, « Le Cygne », Les Fleurs du mal

C’est le premier jour à Delhi qui répète tous les autres. Découvrir l’anonymat d’une résidence fermée, Vasant Kunj. À 15 km du centre de Delhi, au sud-ouest, entre l’aéroport international et le Qutb Minar. Les constructions font 4 ou 5 étages, avec des appartements. Le bruit des avions, l’alignement symétrique de constructions identiques, l’obligation de prendre un rickshaw pour rejoindre la station de métro afin d’aller à Delhi.

Des constructions prévues pour accueillir les délégations lors des Jeux du Commonwealth en 2010 se dégradent rapidement, faute d’avoir été achevées à temps. Elles doivent servir aux fonctionnaires de passage à Delhi. Seules des commissions d’inspection viennent régulièrement prendre acte du non-avancement des travaux : 700 de ces appartements restent à finir dans la ville.

Elle repasse presque toute la journée pour le quartier. Avec sa famille, elle occupe une construction en briques ouverte sur la rue. Elle travaille la plupart du temps face au mur. Elle se retourne rarement lorsque la circulation s’anime dans la rue. Elle tourne légèrement la tête pour se faire une idée. Ses yeux sont la pureté même. « C’est pour les analphabètes que j’écris », disait Artaud.

Apprendre à faire ses courses au supermarché. Surprise de voir des employés à chaque rayon, prêts à répondre à des demandes qui ne viennent jamais. Alors ils discutent entre eux. Transition entre l’épicerie du coin et l’hypermarché aseptisé et déshumanisé. Les dates de péremption sont snobées, en particulier pour les produits importés les plus chers. Jusqu’au jour où le consommateur indien s’en inquiétera.

Les centres commerciaux hypermodernes sont la seule attraction proche. Il faut passer à côté d’un camp de fortune. Les résidents se mobilisent sans doute pour que ce bidonville soit détruit. Malheur aux pauvres. « L’instant est inhabitable comme le futur » lançait Octavio Paz. DLF Emporio et DLF Promenade, centres commerciaux pour se pavaner à défaut de pouvoir consommer, espaces aussi climatisés que l’institut médico-légal. Les grandes enseignes de luxe sont présentes. Les agités de la mondialisation réalisent que le coca-cola n’a pas le même goût partout, la faute à un concentré mal dosé.

De jeunes employés indiens issus des campagnes ou des métropoles secondaires mettent à profit leurs études et l’apprentissage de l’anglais pour travailler dans des chaînes de restauration rapide. « McJobs » vantés par l’essayiste Palash Krishna Mehrotra, car propres, bien éclairés et sûrs, notamment pour les jeunes femmes employées. Mehrotra se souvient de l’arrivée du premier McDonald’s à Dehradun : « l’arrivée du hamburger a été le vecteur d’un changement socioculturel et linguistique : ces employés étaient les premiers de la “classe ouvrière indienne” à parler anglais ».

Chiens errants qui vivent aux aguets. Ceux qui ont survécu à la campagne d’euthanasie avant les Jeux de 2010. À chacun son cheval de Turin. « Témoigner pour les bêtes qui meurent ». Ces chiens ne s’aventurent pas dans la résidence, les gardiens veillent. Ils attendent sur la grande route, en meutes. Voie tellement défoncée qu’elle oblige les chauffeurs à une gymnastique improbable la plupart du temps, encore plus pendant la mousson.

Les différents secteurs de Vasant Kunj, classés par quartiers de A à D suivis d’un numéro, se ressemblent tous. Les chauffeurs de rickshaws font comprendre à leurs passagers qu’ils habitent dans un trou perdu. Tous les prétextes sont bons pour refuser une course : les conducteurs ignorent le chemin, ne veulent pas s’y rendre, trop loin, aucune possibilité de trouver un client une fois sur place. Première victoire : être capable de guider le chauffeur sur le chemin du retour.

En quête de repères, il faut se résoudre à retourner à Jangpura. Les silhouettes et la démarche des sikhs sont toujours aussi grandioses. La beauté sikhe se fait éclatante avec ces carrures si fièrement épaisses. Comme l’écrit Mandelstam, « ainsi s’avançaient des épaules, portemanteaux rembourrés d’ouate, des jaquettes de marché aux puces abondamment saupoudrées de pellicules, des nuques irritables et des oreilles canines ». Bonheur de découvrir des traits oubliés, au plus profond d’un imaginaire stérilisé par les beautés normées de Bollywood. Amrita David parle de la « révolution des ventres plats » depuis 20 ans dans le cinéma indien. Comme l’écrit Herzberg, « alors que les Indiennes raflent les couronnes de Miss Monde, le modèle occidental s’est imposé à Bollywood, corps masculins sculptés, visage anguleux et sans moustache, femmes grandes et minces. Autant dire qu’aucune des vedettes du cinéma hindi des trente dernières années ne serait retenue dans un casting ». Le cinéma de Jangpura est achevé. Eros Cinema, une référence pour tous les chauffeurs de la ville, même lorsque c’était un vaste chantier. Le cinéma a été entièrement reconstruit pour créer un complexe dans l’air du temps, avec des billets qui coûtent une petite fortune et 3h30 de spectacle à chaque séance dans un fauteuil plus ou moins confortable.

Le fils a repris l’épicerie du père. Les mêmes visages, vieillis. Ceux que l’on croit connaître et ceux que l’on aimerait voir. Les restaurants, les plats inoubliables, tous sont liés à des souvenirs. Heureux repas gastronomique des Français, patrimoine mondial. Souvenirs de table tout court. Les grandes espérances. C’est long de renoncer à tout.

L’espace d’un cillement, Delhi n’est plus dans Delhi. En se faisant annoncer ou non, c’est une erreur de retourner sur des lieux pour rencontrer des gens. Saleté de retrouvailles. Toujours des catastrophes, Deleuze prévenait.

À se croire parvenu à Adelma, quand le voyageur n’est plus capable de voir autre chose que les masques des personnes défuntes qu’il a connues. Dans Les villes invisibles, Italo Calvino écrit : « Si Adelma est une ville que je vois en rêve, où ne se rencontrent que des morts, ce rêve me fait peur. Si Adelma est une ville véritable, habitée par des vivants, il suffira de continuer à la dévisager jusqu’à ce que les ressemblances se dissolvent et qu’apparaissent des figures inconnues, mais porteuses d’angoisse. Dans un cas comme dans l’autre, il est préférable que je ne persiste pas à regarder. »

Les œuvres d’art, les romans, les films seuls peuvent à nouveau provoquer l’étincelle. Les paysages inconnus aussi. Alors il faut prendre le métro et descendre à des stations qui n’évoquent rien dans l’imaginaire, marcher dans des rues qui renvoient à d’autres vies que la sienne.

Dans les villes nouvelles comme Gurgaon, il ne faut pas longtemps avant de se rendre compte qu’il est illusoire de vouloir découvrir la ville en descendant au terminus, puis en remontant à pied en longeant le métro aérien. « Terminus des volontés » décrit par Cendrars : tours de verre, immeubles clinquants. Ni trottoirs, ni jardins publics : la ville a été bâtie par un entrepreneur privé, Kushal Pal Singh, surnommé « K.P. ». Avec sa société DLF, il a racheté 3 000 hectares à des paysans.

DLF symbolise l’évolution économique de l’Inde. La société a été créée en 1946, par le beau-père de K.P., Chaudhury Raghuvendra Singh, un ancien fonctionnaire. Ce dernier pressent les immenses besoins à venir des déplacés de la partition de l’Inde. Il commence par acheter des terres aux agriculteurs autour de Delhi, emprunte pour faire construire des quartiers résidentiels et revendre aux nouveaux arrivants. Las. En 1957, le gouvernement socialiste de Delhi reprend en main le développement urbain. DLF change d’activité, s’associe avec deux entreprises américaines pour faire des moteurs électriques et des batteries.

En 1980, K.P., depuis 20 ans dans l’entreprise, commence à s’intéresser à Gurgaon. Mais l’achat de terres se fait lentement. La légende veut que le chauffeur de Rajiv Gandhi se soit arrêté un jour chez K.P. pour demander de l’eau. Le temps que la voiture refroidisse, K.P. aurait convaincu le futur premier ministre de son idée. Toujours est-il que Rajiv Gandhi fait en sorte que l’Haryana assouplisse sa réglementation en matière de développement commercial et de rachat de terres agricoles. Avec des actifs immobiliers dans 31 villes indiennes, K.P. prépare son fils Rajiv Singh à lui succéder.

Seuls des centres commerciaux et des entreprises sont installés le long de l’avenue principale. La chaleur empêche de s’aventurer au-delà, la climatisation des « malls » rend les étapes de lèche-vitrines indispensables. Il faut habiter l’un des complexes résidentiels pour avoir « vue sur le golf », comme promis sur la brochure. Et encore, en raison des températures élevées et de l’humidité, les rares golfeurs ne s’aventurent que de nuit, sous les projecteurs. Privatisation de l’espace urbain et ghettoïsation : l’absence de vision d’ensemble se traduit par le manque de continuité entre les différents projets immobiliers. Châteaux en Espagne. Course au gigantisme, Mall of India. « Crépuscule des lieux » prophétisé par Paul Virilio.

Comme le rappelle Julien Bouissou, plus de 30 000 puits ont été creusés illégalement, ce qui entraîne la baisse rapide du niveau des nappes phréatiques, d’environ un mètre chaque année. 50 % de l’eau pompée est perdue. Les nappes sont polluées par les eaux usées, non traitées et stagnantes. « La ville se noie dans ses excréments », selon le Centre pour la science et l’environnement (CSE).

À l’ouest de Delhi, dans l’État de l’Uttar Pradesh, Greater Noida a accueilli le premier grand prix de F1 organisé en Inde en 2011. Or, les villes jumelles de Noida et Greater Noida sont confrontées au même problème d’approvisionnement en eau, mais plus en amont. Ce sont en effet les chantiers de construction qui conduisent à la dégradation et la pollution des nappes phréatiques. Chaque jour, 200 000 litres d’eau sont pompés pour les besoins des chantiers, en particulier la construction des fondations des futurs immeubles. 200 projets immobiliers de grande ampleur n’ont pas encore commencé. En août, la construction de 250 000 nouveaux logements a été autorisée à Noida extension, sur 4 000 hectares. 150 000 logements sont déjà vendus. Une autorité publique a acheté le terrain aux paysans 800 roupies du mètre carré (11 €) pour le revendre 12 000 roupies (172 €) à des promoteurs immobiliers. 40 villages ont été déplacés.

Pour la première fois à Gurgaon, des élections municipales ont eu lieu en mai 2011. Depuis, une administration tente de se surimposer à une ville jusqu’alors totalement privée. En août 2012, saisie par des habitants de Gurgaon, la Cour suprême indienne a considéré qu’étant donné le manque d’infrastructures en matière d’évacuation des eaux usées et de drainage, la ville de Gurgaon ne pouvait exiger des habitants qu’ils payent des impôts pour des services non rendus. Gurgaon génère 40 % des revenus de l’Haryana, mais représente seulement 5 % des dépenses d’infrastructures de l’État.

L’insécurité exaspère aussi les habitants, en particulier les agressions sexuelles. D’après le Times of India, le ratio à Gurgaon est de 3 286 policiers pour 40 à 50 000 gardes privés. En mars 2012, selon Julien Bouissou, un arrêté municipal a été pris pour interdire sauf dérogation le travail des femmes après 20 h, alors que 35 000 d’entre elles travaillent de nuit dans les centres d’appel délocalisés à Gurgaon par des sociétés américaines. L’absence d’espace public incite à des formes de mobilisation nouvelles. Insatisfaite des mesures prises contre l’insécurité, une jeune salariée, Richa Dubey, a appelé à un « girlcott » : boycottage consistant à un week-end sans emplettes.

« J’arrive où je suis étranger », écrivait Aragon. La rencontre de nouveaux arrivants dans la ville est une voie de salut. C’est courir le risque de ne rester qu’avec des expatriés, mais aussi être renvoyé à ses premières émotions. C’est assumer le fait qu’aux yeux des Indiens, toute accueillante et bienveillante que soit la population vis-à-vis des expatriés, la condition de non-Indien est irréductible, pratique de la langue locale ou non.

Delhi n’est plus dans Delhi, « elle est toute où je suis ».