3) La page 3 comme volonté et comme représentation
« Beauté : perdue comme une graine, livrée aux vents, aux orages »
Philippe Jaccottet, L’encre serait de l’ombre
En choisissant le système hollywoodien et Los Angeles pour écrire Le Ravissement de Britney Spears, Jean Rolin est passé à côté d’un personnage : Kalyani Chawla. Kalyani est l’ambassadrice de Dior en Inde. Ce titre d’ambassadrice la rend extrêmement fière. Elle partage en effet cet honneur avec Béatrice d’Orléans, journaliste de mode, « Princess Beatrix of Spain » selon Kalyani.
Delhi et ses coins de page. Kalyani Chawla fait partie d’une élite relativement restreinte de personnalités « people » qui figurent régulièrement en troisième page du journal Times of India. Si la plupart des quotidiens indiens accordent une large place à la rubrique people, cette troisième page reste très courue, d’autant qu’elle est déclinée pour chaque édition locale. Cette page présente en effet potins et photos de soirées où s’amusent les gens riches et célèbres : acteurs, personnalités des médias, créateurs, artistes, expatriés, mécènes, etc.
La troisième page des quotidiens indiens n’a pas grand-chose à voir avec la page 3 des tabloïds britanniques, tels que celle du Sun ou du Daily Star. La différence tient à l’absence de photographies de pinups déshabillées. Seul le tabloïd de Bombay, Mid-Day, s’aventure sur ce terrain, avec des modèles posant en bikinis. Pour le Hindustan Times ou Times of India, la référence serait plutôt la rubrique soirées d’un magazine comme Paris-Match.
Les photos de la page 3 sont prétextes à des discussions entre amis. Madhur Bhandarkar a fait de cette référence de la culture populaire un film, avec Page 3 (2005). Il s’agit de l’histoire d’une jeune journaliste, Madhavi Sharma, qui travaille pour la page 3 d’un quotidien de Bombay. Cela lui permet de participer à toutes les fêtes mondaines et de côtoyer la jet-set indienne. Madhavi finit par découvrir les aspects négatifs de ce monde.
Le public représenté sur ces photos est relativement homogène, quand la faune nocturne est par définition interlope : vieux beaux, gloires sur le retour, jeunes loups, affairistes, etc. Les escorts des pays de l’Est et les revendeurs de drogue restent généralement hors du cadre.
Kalyani Chawla est définie comme « party regular ». Le « party regular » est au départ quelqu’un de loyal. En politique, il renvoie aux militants historiques d’un parti politique. Dans le contexte du monde de la nuit, le sens initial de l’expression est détourné pour évoquer les habitués des soirées mondaines. C’est à ce moment-là que Kalyani apparaît sur les clichés des photographes de presse, images reprises dans les quotidiens les jours suivants.
Ayant grandi à Calcutta, Kalyani fait des études commerciales à Madras. Elle travaille tout d’abord pour un magazine masculin, avant de se tourner vers la fabrication d’accessoires en cuir à Calcutta. Elle s’installe à Delhi après son divorce avec Sanjeev Tyagi, spécialisé dans l’hôtellerie.
A Delhi, Kalyani accompagne le développement de la société Ravissant, avec Vishal Chawla. Malgré l’opposition de la famille de Vishal, Kalyani épouse Chawla en 1998. Le couple se spécialise dans la conception de bijoux. Kalyani travaille avec Gaultier et Céline. Elle fait également des sacs pour Harrods et Zara ainsi que des broderies pour la marque de chaussures Jimmy Choo.
Le couple formé par Kalyani et Vishal Chawla devient une tête d’affiche pour les journalistes de la rubrique people. Venue de Bombay, la pratique de la page 3 est alors en plein développement à Delhi. Le cliché le plus célèbre de cette période montre Kalyani avec son mari et le prince Charles à une fête organisée par la famille royale de Jaipur. Le prince Charles est d’ailleurs surpris en découvrant que la carte de visite ne comporte rien d’autre que la mention « Kalyani Chawla ». Autant dire que le divorce entre Kalyani et Vishal est extrêmement médiatisé.
Kalyani Chawla dérange, suscite l’hostilité des femmes mariées de la bonne société indienne : « je passe plus de temps avec les hommes, car je peux parler d’affaires avec eux. Je ne suis pas comme leurs femmes, je ne peux pas raconter mes dernières vacances ou parler de mes derniers bijoux. »
Sa mère, Alakananda Saha, collectionneuse d’art, l’a beaucoup aidée pour surmonter son divorce. Au sein de l’élite indienne, certaines mères au foyer investissent le terrain de l’art à mesure que la spéculation développe le marché indien. D’autres se découvrent une vocation artistique, cherchent à exposer et à vendre. Quelques-unes profitent de la fortune familiale pour démarrer une collection personnelle ou pour lancer une galerie d’art.
Kalyani Chawla illustre le bricolage religieux de la nouvelle élite indienne. Elle dit craindre Dieu, mais estime ne pas être obsédée par la religion. Après son divorce, Kalyani a découvert le Sudarshan kriya. C’est Sri Sri Ravi Shankar qui a lancé cette pratique basée sur la respiration, après avoir fondé en 1982 l’International Art of Living Foundation. Considéré comme le guru des classes moyennes urbaines indiennes, le magazine Forbes l’a élu cinquième personnalité la plus influente en Inde en 2010. Ces derniers mois, il s’est un peu discrédité après plusieurs déclarations, prétendant notamment devant les médias pouvoir « éduquer les Talibans » par le biais de ses pratiques respiratoires. Sri Sri Ravi Shankar s’investit également dans l’Association internationale pour les valeurs humaines, où différents publics pouvant apprendre à gérer leurs émotions sont ciblés comme les prisonniers ou les adolescents.
Kalyani dit également appartenir au mouvement bouddhiste Soka. Les pratiquants se retrouvent derrière le bouddhisme de Nichiren Daishonin, moine japonais du XIIIe siècle. Nichiren s’appuie sur le Sûtra du Lotus, enseignement prodigué par le Bouddha à la fin de sa vie terrestre. L’organisation Soka s’étend à 192 pays et revendique près de 12 millions de fidèles. La pratique comporte la récitation d’extraits du Sûtra du Lotus, l’étude de lettres et de traités de Nichiren.
À l’heure actuelle, Kalyani confesse une certaine paranoïa : « je ne veux rien faire qui puisse embarrasser Tahira. Elle est au centre de ma vie. Je vais aux soirées seulement si elles sont privées, loin des médias, et si Tahira est au lit ». Kalyani se veut une mère exemplaire. Elle emmène elle-même à l’école Tahira, sa fille de neuf ans, avant d’aller travailler. Elle pose avec sa fille, dit se soucier de son avenir. Le soir, en rentrant, elle ne manque pas de s’occuper des tâches domestiques avant d’aller faire la fête avec ses amis.
Désormais vice-présidente de Christian Dior Couture India, Kalyani fait des incursions au-delà de la page 3. Le 17 mars 2012, elle a ainsi été interrogée sur la loi de finances indienne par le Business Standard. Invitée à se mettre dans la peau du ministre des Finances, Kalyani suggère de rattraper le retard indien concernant les infrastructures. Elle propose également de baisser les droits d’importation pour développer le luxe. Enfin, elle réclame une amélioration de la transparence dans l’allocation des fonds gouvernementaux.
Les personnages susceptibles d’apparaître dans la page 3 reflètent un tout petit monde. Il ressort une certaine froideur de la plupart des clichés. Les sourires sont figés, les yeux ne disent rien. Parfois, un court paragraphe introduit la soirée et les principales personnalités présentes. Mais la plupart du temps, seules des photos avec des noms de célébrités apparaissent, avec un résumé en deux-trois mots de la tenue portée. Ceux qui n’ont pas pu être identifiés par le photographe sont présentés comme des « amis ». Dans l’Hindustan Times du 12 août 2012, une photo est légendée comme suit : « Kalyani Chawla et une amie ».
Les expatriés officiels posent religieusement et sont présentés par leur fonction : « l’ambassadeur d’Espagne et sa femme ». Enfin, les expatriés photographiés par hasard, étudiants ou professionnels voulant s’amuser, sont généralement pris en train de danser ou de boire. Ils sont alors qualifiés par leurs prénoms, comme pour assurer la proximité avec le lecteur. Cette proximité participe de la sympathie naturelle que doivent inspirer ces visages occidentaux, comme symboles de l’art de s’amuser. La moindre Occidentale qui passe par là peut obtenir son quart d’heure de gloire à peu de frais.
La page 3 est enfin la vitrine privilégiée de la mode indienne. Les robes de Kalyani Chawla sont régulièrement analysées. D’une manière générale, elle porte du Dior en Inde, mais des créations de designers indiens lorsqu’elle est à l’étranger. En dehors des créateurs de mode photographiés, le clinquant des tenues, des bijoux et des sacs fait partie intégrante d’un certain mauvais goût nouveau riche.
Kalyani Chawla est chargée de développer la stratégie de Dior en Inde. Pourtant, dans l’imaginaire collectif, son image est celle d’une mère célibataire, deux fois divorcée, qui enchaîne les soirées. Elle tient à son indépendance financière, dit ne pas s’inquiéter de l’image qu’elle renvoie auprès du grand public.
