12) Le poivre, moteur de l’histoire
« L’Inde est une réalité, l’Occident une simple abstraction »
Carl Jung, Psychologie et orientalisme
En écrivant Le poivre, moteur de l’histoire1, l’historien italien Carlo Cipolla ironisait sur la propension de certains de ses confrères à s’en remettre à une causalité unique pour expliquer tel ou tel phénomène historique.
Vasco de Gama (1469-1524) incarne une figure mythique, perpétuellement réinventée dans l’histoire de la nation portugaise. Si Bartolomeu Dias a été jusqu’au Cap de Bonne-Espérance en 1488, Vasco de Gama a découvert une nouvelle route maritime pour rejoindre l’Inde en 1498.
Ces dernières années, certains historiens portugais présentent Vasco de Gama comme l’un des « pionniers de la globalisation »2. Jorge Nascimiento Rodrigues et Tessaleno Devezas parlent ainsi de la première expédition de Vasco de Gama en Inde comme le lancement de la « première mondialisation ».
Vasco de Gama est déjà au cœur de l’épopée Les Lusiades de Luís de Camões. Elle a été probablement achevée en 1556, mais publiée en 1572, trois ans après un voyage de Camões en Inde. Cette œuvre a été instrumentalisée par la dictature salazariste (1933-1974).
Au XIXe siècle, Vasco de Gama fait l’objet de plusieurs adaptations en opéras par Eugène Scribe : Dom Sébastien, roi du Portugal (1843) de Domenico Donizetti, L’Africaine (1865) de Giacomo Meyerbeer.
En publiant une biographie de Vasco de Gama en 19973, Sanjay Subrahmanyam souhaitait démontrer la transformation d’un personnage, d’origine modeste, « obscur nobliau », utilisant sa légende et son capital culturel pour construire sa carrière. L’accueil a été froid au Portugal : cette biographie, attaquée par les historiens de gauche, est rapidement qualifiée de « Vasco de Gama made in India ».
Ce livre est pourtant une exploration sans précédent de l’imaginaire de la découverte de l’océan indien, avec au centre de la réflexion de Subrahmanyam la question de la rencontre et de la relation. Cette problématique est au cœur du développement de l’histoire connectée, avec des auteurs comme Jean Aubin, Jonathan Spence, Serge Gruzinski ou dernièrement Romain Bertrand.
Avant la rencontre de 1498, l’imaginaire des Portugais est pauvre en concepts. Après la fin de la reconquête du Portugal en 1250, l’invasion de Ceuta en 1415, l’esprit du temps reste au combat contre l’Islam. Les fils cadets de la noblesse doivent ainsi passer une partie de leur jeunesse à combattre les musulmans en Afrique du Nord. C’est le mythe de croisade qui prime.
Lorsqu’ils se mettent en tête de naviguer dans l’océan indien, les Portugais cherchent en effet des musulmans. Le roi Don Manuel veut les prendre à revers en passant derrière l’Afrique. Il souhaite reconquérir Bethléem et Jérusalem, mais aussi couper les voies commerciales entre l’Asie et la Mecque. Alors que le tombeau de Mahomet est à Médine, le Portugais moyen s’imagine qu’une momie de Mahomet repose à la Mecque.
L’autre enjeu est de trouver des chrétiens pour lutter contre les musulmans. C’est une réminiscence de la croyance médiévale d’un royaume chrétien du mythique prêtre Jean. L’apôtre saint Thomas participe aussi de cet imaginaire, celui de la conversion de certaines communautés en Inde. Enfin, un lieu commun veut que certains groupes de Mongols se soient convertis.
Monopolisant le commerce du poivre et des épices, les Vénitiens en savent beaucoup plus sur l’Inde que les Portugais. La dimension de secret sur les routes de commerce est alors chose essentielle : même sur l’expédition de Vasco de Gama, il existe très peu de documents et de cartes du XVIe siècle. Du fait de ce secret, les ratés sont nombreux, comme celui de Binot Paulmier de Gonneville, qui bien qu’ayant embauché deux Portugais, se retrouve au Brésil en 1505 en pensant découvrir Madagascar. Vasco de Gama a recours à des pilotes locaux pour naviguer au large de l’Afrique dans l’océan indien. Pour aller jusqu’à Calicut, Subrahmanyam pense que Vasco de Gama a utilisé un pilote originaire du Gujarat.
Calicut est une ville portuaire, accueillant une population cosmopolite. Vasco de Gama ne veut pas aller sur terre en premier. Il envoie des exilés, des criminels, appelés « degredados » ou des personnes ayant suffisamment vécu en Afrique pour avoir appris à parler arabe. João Nunes est ainsi envoyé.
Les premiers échanges se font avec des musulmans du Maghreb, en mélangeant génois et castillan. Quelques Européens sont installés à Calicut, notamment un Vénitien ayant passé 25 ans dans l’océan indien. Vasco de Gama rencontre un juif ashkénaze, converti et baptisé Gaspard, qui joue aux espions en donnant des informations à la fois vraies et fausses.
Lors de la première expédition, le roi de Calicut est pourtant très déçu des produits proposés par les Portugais : chapeaux et autres objets de peu de valeur. Vasco de Gama essaie sans grand succès de négocier à la cour pendant trois mois entre mai et août 1498. Les Portugais n’avaient pas grand-chose à apporter d’un point de vue commercial et économique. C’est la découverte de l’Amérique par les Espagnols qui donne plus tard aux Portugais des produits à échanger : l’or du Mexique et surtout l’argent américain par la suite.
La rencontre révèle une méconnaissance mutuelle, une confusion des identités, mais ces confusions s’avèrent fécondes. En Afrique orientale, les Portugais sont d’abord pris pour des Turcs. Certains Indiens voient les Portugais comme des Chinois. Les Portugais ont vu dans les hindous des chrétiens parce que c’est ce qu’ils avaient envie de voir.
D’un côté, tout ce qui n’est pas musulman est associé au christianisme par les Portugais. Les temples hindous sont considérés comme des églises, les représentations de Vishnu comme des images de saints chrétiens aux bras multiples. L’expédition de Cabral en 1501 met fin à cette illusion et aboutit à reconsidérer les hindous pour ce qu’ils sont.
De l’autre côté, les Portugais prennent conscience que l’océan indien n’est pas un « lac musulman » : c’est un univers de conflits et de diversité. Les échanges commerciaux incluent une grande variété de profils d’Asiatiques non musulmans (Gujaratis, Tamouls, chrétiens syriaques, Malais, Chinois, Juifs).
Les chrétiens syriaques sont liés avec l’église de Mésopotamie. Ils sont marchands et producteurs de poivre. Les chrétiens dans la région seraient à l’époque 30 000 à 40 000. Les Portugais ont progressivement mis en question le type de christianisme développé localement (comme en Éthiopie). Cette marginalisation est liée au mouvement de contre-réforme dans la deuxième moitié du XVIe siècle avec les Jésuites : le syriaque est abandonné pour le latin, le mariage des prêtres n’est plus permis. Ces populations chrétiennes se rebellent au XVIIe siècle.
Deux courants s’opposent à la cour de Lisbonne. D’une part, le pragmatisme de Vasco de Gama s’affirme, avec l’idée que les nobles ont leurs propres intérêts à côté de ceux du roi. Vasco de Gama fait ainsi une seconde mission entre 1502 et 1503. L’expédition s’avère plus riche, mais également plus violente. La violence dans l’océan indien précède l’arrivée des Portugais. Mais l’utilisation des armes à feu fait prendre une nouvelle dimension à cette violence.
En octobre 1502, Vasco de Gama attaque ainsi un bateau de pèlerins musulmans de Calicut revenant de La Mecque, le Miri. Le bateau est brûlé et coulé avec tous ses occupants, femmes et enfants compris, sans même prendre les richesses des voyageurs. Cet événement choque une partie de l’équipage de Vasco de Gama. Bien plus tard, Francis Lefebure, un médecin occultiste français, prétend être la réincarnation de Vasco de Gama et se dit hanté par les cris des passagers du Miri.
D’autre part, les espoirs millénaristes que Jérusalem se trouve au bout de l’Inde continuent d’exister à la Cour royale portugaise. Cabral et Albuquerque appartiennent à ce dernier courant. Albuquerque devient gouverneur en 1509 : il souhaite s’emparer de Jérusalem, mais également détruire la Mecque.
En 1524, pour sa dernière expédition, Vasco de Gama est amiral, vice-roi et comte. Il organise des comptoirs pour favoriser le commerce des épices. Le poivre représente les deux tiers des épices échangées. L’obsession des marchands européens pour les épices tient à leur rôle dans la conservation des viandes et s’inscrit dans la transformation des goûts en Europe. Cette colonisation restreinte laisse le commerce dans les mains des nobles. Jean III songe à une colonisation plus vaste. Cette vision finit par prendre le dessus avec les expéditions vers la Chine et le Japon.

Notes
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Carlo Cipolla, Le poivre, moteur de l’histoire, L’Esprit Frappeur, 1997 ↩
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Jorge Nascimiento Rodrigues et Tessaleno Devezas, « Les Portugais, pionniers de la globalisation », dans Portugal : le temps de la reconquête, Géoéconomie 48, Hiver 2008-2009 ↩
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Sanjay Subrahmanyam, Vasco de Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes, traduit de l’anglais par Myriam Dennehy, Paris, 2012 ↩