4) Les invisibles

« Pour la première fois de leur vie, ces balayeurs avaient osé,
s’étaient crus en mesure d’oser, un geste de réclamation. »
Albert Cossery, Les hommes oubliés de Dieu

Pour certains, la révolution, si elle devait avoir lieu, viendrait des balayeurs. À leurs yeux, une première illustration de ce mouvement inéluctable était donnée par le succès du groupe Stomp. Dans les années 1980, huit musiciens avaient décidé de créer un spectacle de percussions avec divers objets du quotidien : seaux, éviers, balais, allumettes, couvercles de poubelles, bidons. Hélas, le groupe a été récupéré dans son entreprise de subversion par les professionnels de la fête : Stomp participait dernièrement à la cérémonie d’ouverture des J.O. de Londres.

Sur les 12 à 15 millions d’habitants de la région de Delhi, un grand nombre rend des services quotidiens à la nouvelle classe moyenne indienne. Dans le premier cercle, en contact immédiat avec cette classe moyenne, ces « invisibles » sont employés de maison, nounous, cuisiniers, chauffeurs, jardiniers. Dans le deuxième cercle se trouvent les salariés de sociétés de services : ils sont gardiens à l’entrée des résidences fermées et des centres commerciaux, placiers sur les parcs de stationnement, surveillants de distributeurs automatiques de billets, portiers devant les magasins et les hôtels, barmaids ou videurs, serveurs ou cuisiniers.

Entre 2001 et 2011, la population rurale de la région est passée de 7 à 2,5 %. De plus, près de 250 000 personnes auraient perdu leurs logements avec la destruction de nombreux bidonvilles (jhuggis) dans le cadre de l’organisation des jeux du Commonwealth à Delhi en 2010.

Mais l’urbanisation de l’Etat de Delhi est aussi liée au fait que la ville attire de nombreux ruraux en détresse, qui migrent vers la capitale, parfois avec leurs familles. La situation des campagnes est en effet préoccupante, malgré la mise en place du MGNREGA (Mahatma Gandhi National Rural Employment Guarantee Act) qui assure aux ruraux d’être employé une centaine de jours dans l’année. Ces ruraux ne viennent pas seulement de la région de Delhi, mais de tout le Nord de l’Inde, en particulier les États les plus pauvres : Jharkhand, Bengale et Chhattisgarh.

Pour la plupart de ces migrants, il faut apprendre les mœurs propres à Delhi et s’habituer à la violence des échanges face à des clients qui s’énervent pour un rien et se montrent agressifs. Pour certains, l’apprentissage du hindi est nécessaire, dans une Inde aux 22 langues officielles. Ces migrants parlent assamais, bengali, bihari, népali, pahari, kashmiri, panjabi, marwari, bundeli, sindhi, oriya ou marathi, voire des langues dravidiennes du Sud du pays.

D’une manière générale, les nouveaux arrivants trouvent la vie trop chère dans la capitale et s’étonnent du train de vie mené par la classe moyenne. Ils habitent la plupart du temps très loin de leur lieu de travail, ce qui les force à subir la congestion de la ville et à multiplier les trajets dans les transports en commun.

Les jeunes ruraux qui travaillent en ville voient leur situation comme temporaire et s’imaginent meilleur avenir : le placier espère à terme posséder son propre parc de stationnement. À Dehradun, comme le raconte l’Hindustan Times, Dharmendra Kumar, 22 ans, a dû abandonner ses études il y a quatre ans, car son père laboureur ne pouvait plus payer les frais de scolarité en plus de deux repas par jour pour une famille de cinq personnes. Dharmendra a commencé comme conducteur de camions. Pendant ce temps, la santé de son père s’est dégradée, sa famille est retournée au Népal. Il est resté seul à Dehradun. Il est désormais chauffeur d’une O.N.G., la Rural Litigation and Entitlement Kendra (RLEK), qui le loge, le nourrit et lui donne accès à des cours de droit. Il envisage à terme de devenir avocat.

Quelques années plus tard, certains espoirs se retrouvent déçus. Interrogé par The Indian Express, Pramod Kumar, 47 ans, est gardien d’un distributeur de billets de banque. Malgré une licence commerciale, Pramod n’a jamais réussi à trouver le travail de ses rêves à Delhi, après avoir quitté l’Etat voisin de l’Uttar Pradesh. Père de trois enfants, il reconnaît que son travail ne lui permet pas de leur assurer une bonne éducation, ni de les nourrir ou de les habiller correctement.

À Delhi, les classes moyennes indiennes se sont longtemps contentées de kaamwalis, employées à mi-temps pour faire le ménage et la vaisselle contre environ 1200 roupies par mois (17€). Même si au fil des années les domestiques finissent par être de la famille, les kaamwalis sont mal payées et soumises aux colères de leurs employeurs. La plupart des ménages qui emploient des domestiques considèrent qu’ils rendent service et n’ont aucune empathie pour leurs employés. Les cas de maltraitance et de violence sexuelle sont nombreux. Dans son film Delhi in a day, Prashant Nair explique avoir voulu montrer que les domestiques « vivent dans un constant climat d’insécurité, avec la peur d’être renvoyés pour la moindre erreur ». Depuis 2010, le syndicat Delhi Shramik Sangathan a enregistré plus de 400 plaintes de domestiques, battus ou maltraités après avoir cuisiné trop de légumes, oublié de laver la vaisselle ou avoir dormi trop longtemps.

Les besoins et les exigences des classes moyennes augmentent : à tout moment, 60 000 foyers habitant Delhi et Gurgaon cherchent à recruter des employés de maison. La demande est telle que des ONG se tournent vers les bidonvilles de Delhi pour former du personnel et sortir certains de la pauvreté.

Passée à 1,5 million d’habitants en trente ans, à l’est de Delhi, Gurgaon est le symbole de cette nouvelle classe moyenne. Ces Indiens ont souvent acquis un appartement neuf dans un des immeubles de la ville nouvelle et souhaitent affirmer leur statut social en employant du personnel. Sur les 2300 agences de recrutement qui existent à Delhi, seules 360 sont enregistrées. Les employeurs rémunèrent les agences pour recruter un employé de maison, puis versent tous les mois le salaire de l’employé à l’agence. Dans la région de Delhi, un recrutement se monnaie 30 à 50 000 roupies (427 à 711€).

Les employés ayant travaillé pour des expatriés ne souhaitent en général pas retravailler pour des Indiens. Les expatriés accordent des avantages substantiels : rémunérations élevées, fins de semaine libres, bonus annuels, bon traitement. Selon Dharma, une cuisinière qui travaille pour des Australiens : « le soir, si mes employeurs ne sont pas rentrés à 20 h, je peux mettre la nourriture au frigo et partir. Avec des employeurs indiens, il faut rester jusqu’à ce que la maîtresse de maison revienne ». Dans Cooking with Stella de Dilip et Deepa Mehta, la cuisinière d’un couple de diplomates canadiens en poste à Delhi est décrite comme particulièrement maligne, allant jusqu’à organiser son propre enlèvement.

Les exigences des jeunes ménages indiens ayant vécu à l’étranger sont différentes. Ils attendent de leurs employés de maison qu’ils maîtrisent un minimum d’anglais, sont prêts à accorder des jours de congé, de bonnes rémunérations et sont décrits comme plus respectueux.

Selon l’Organisation Internationale du Travail, il y a 4,5 millions d’employés de maison en Inde. Des centaines de milliers d’enfants ne vont pas à l’école, car ils travaillent comme domestiques : 86 % sont des filles et 25 % ont moins de 14 ans. Cela représente 100 000 enfants dans la région de Delhi. S’il est illégal d’employer des enfants de moins de 14 ans depuis 2006, les sociétés de placement continuent de prospérer : 50 % des recrutements concernent des enfants n’ayant pas l’âge légal. En 2010, il y avait ainsi 60 000 filles âgées de cinq à 14 ans travaillant comme employées de maison à Bombay.

Le trafic d’enfants originaires d’États pauvres comme le Bihar est éclairant. Les parents sont illettrés et se font berner par les agents des sociétés de placement, qui sont payés environ 10 000 roupies par recrue (142€). Le trafic ne concerne pas seulement les enfants : entre 2010 et 2011, 8 000 femmes ont été portées disparues au Bengale-Occidental.

Le salaire minimum d’un travailleur non qualifié dans l’État de Delhi est de 6 000 roupies par mois (85€). Ce minimum n’est pas respecté. En 2007, un projet ministériel fixait à 30 roupies par heure (0,43€) le salaire minimum pour les employés de maison. Il a été ajourné depuis face à la crainte d’un mécontentement des classes moyennes.

La mise en place d’un certificat minimal de compétences pour les domestiques est évoquée par les autorités. Delhi mise sur ses 17 Industrial Training Institutes (ITI) et la soixantaine d’instituts de ce type gérés par le privé. C’est pour les employés des sociétés de gardiennage que le manque de formation est le plus préoccupant. Durant l’été 2012, une jeune avocate a été accidentellement tuée par le gardien de son immeuble à Bombay et une petite fille de cinq ans a été grièvement blessée à Gurgaon par un agent de sécurité. Âgé de 18 ans, ce gardien a obtenu son port d’armes au Bihar, avant de se faire embaucher à Gurgaon, sans formation particulière. 7 millions de personnes seraient employées dans le secteur de la sécurité privée en Inde, dont 150 000 personnes dans la région de Delhi. Les gardiens qui possèdent une licence pour port d’armes sont particulièrement recherchés : ils sont postés devant les distributeurs de billets. Or, insuffisamment formés, ils sont régulièrement pris pour cible par des braquages, souvent meurtriers.

A l’ouest de Delhi, à Okhla et Noida, les agences de sécurité ne font aucun test physique : elles embauchent toute personne prête à travailler 12h d’affilée, au prix le plus bas possible. Un sondage auprès de 200 agents a montré que la majorité touchait moins que le minimum légal. La plupart n’ont pas signé de contrat de travail, certains ont dû acheter leur propre uniforme. Depuis 2006, toutes les agences de sécurité doivent se faire enregistrer. Six ans plus tard, elles sont 15 % à l’avoir fait pour celles installées à Delhi. Sur les 600 agences qui ont fait la demande à Gurgaon, seule une centaine a reçu une autorisation. Aucun contrôle a posteriori sur le personnel embauché n’est effectué.

Le rôle des invisibles peut se matérialiser soudainement. Durant l’été 2012, des rumeurs se sont propagées par SMS et sur les réseaux sociaux. Elles menaçaient les immigrés du Nord-Est installés dans les grandes métropoles indiennes de violences de la part des musulmans. Des tensions entre la communauté tribale des Bodos et les musulmans dans l’Assam venaient appuyer ces rumeurs.

À Bangalore, après des rumeurs d’agressions, selon The Indian Express, de nombreux départs précipités ont touché l’industrie des services : les hôtels, les boutiques, les instituts de beauté, les agences de sécurité. Le patron d’une chaîne de 30 restaurants chinois affirme que 90 % de ses employés viennent du Nord-Est : « ils travaillent dur et ne se plaignent pas ». Pour le directeur d’un groupe hôtelier de Bangalore, un quart des employés sont originaires du Nord-Est. Il a proposé à ses employés des chambres d’hôtel afin de les convaincre de rester. Jusque sur le quai de la gare, des employeurs sont venus essayer de raisonner les employés qui souhaitaient quitter la ville au plus vite. En trois jours, 28 000 personnes sont parties. La presse interroge les patrons. Invisibles sont les populations du Nord. Aucun témoin convoqué, malgré ces milliers de gens qui attendent à la gare le prochain train.

À Pune, après des rumeurs d’agressions d’étudiants assamais par des musulmans, des milliers de personnes du Nord-Est, employés ou étudiants sont également partis rejoindre leur région d’origine, souvent à la demande de leurs familles restées dans l’Assam.

Les « invisibles » sont aussi au cœur de bien des affaires judiciaires, lorsqu’il s’agit notamment de trouver des témoins. Ces derniers mois, comme le souligne le journaliste Frédéric Bobin, plusieurs hommes politiques indiens de premier plan et un gourou hindou ont été touchés par des scandales sexuels, liés à des images volées et diffusées par leurs chauffeurs. Dans Le tigre blanc, Aravind Adiga met en scène la révolte d’un de ces chauffeurs. Balram Halwai abandonne ses études faute d’argent, travaille comme vendeur de thé au Bihar, puis quitte cette vie pour rejoindre New Delhi.