10) Les papillons
“I’m the chairman of the bored”
Iggy Pop, I’m bored
Un court SMS, envoyé à son père : « je suis désolée ». A Nagpur, une étudiante en deuxième année, se donne la mort. Elle faisait des études d’ingénieur, avec l’espoir de travailler dans l’industrie du charbon. La veille, elle s’est rendue à l’université pour payer ses droits d’inscription. Elle a raté ses examens, mais a menti à ses parents. Elle s’est jetée du troisième étage de la résidence étudiante.
Pour le cinquantenaire de l’Institut Technologique de Delhi (IIT Delhi) en janvier 2012, Rahul Ram, le bassiste du groupe rock Indian Ocean a été invité à prononcer une conférence devant les étudiants. Diplômé en chimie de l’IIT Kanpur, il a fait une thèse en toxicologie environnementale à Cornell et il est connu pour son militantisme en faveur de l’environnement.
À la manière de Steve Jobs dans son discours à Stanford en 2005, Rahul Ram a invité les jeunes étudiants indiens à chercher le bonheur dans ce qu’ils font, en mettant leurs compétences au service des défis qui se posent à l’Inde, en suivant leurs intuitions et leurs passions. Rahul Ram s’oppose en cela au destin qui attend ces jeunes étudiants brillants, ayant réussi le concours le plus sélectif au monde. En rejoignant l’IIT, les étudiants achètent une sécurité. Leurs parents voient cette école prestigieuse comme une première étape avant une carrière faite de postes dans de grandes entreprises, offrant les meilleurs salaires.
À rebours, Rahul Ram incite les étudiants à considérer leur diplôme comme une sécurité suffisamment grande pour pouvoir se lancer dans les choses qui leur importent vraiment. Rahul Ram a préféré intégrer l’IIT Kanpur plutôt que celui de Madras, car cela lui permettait de rentrer tous les week-ends à Delhi pour voir sa petite amie. Il a toujours continué à jouer dans des groupes de musique, en fuyant l’esprit élitiste des IIT. Ram s’amuse du reste à singer ses camarades de l’époque, en prenant l’accent anglais le plus parfait possible. Les professeurs de l’IIT s’exprimaient de la même manière. Pour marquer sa différence, Rahul Ram met un point d’honneur à mêler hindi et anglais dans son discours.
Dans La société des individus, Norbert Elias explique que « la préparation nécessaire à l’exécution des tâches de l’adulte se prolonge et se complique » à mesure que le social se complexifie. La jeunesse correspond à une « période d’expérimentation » de plus en plus longue.
Auteur de The Butterfly Generation, ayant grandi à Allahabad et Dehradun, spécialiste de la musique pop, Palash Krishna Mehrotra s’intéresse à la génération urbaine des 25-35 ans qui a grandi dans le climat de libéralisation de l’Inde. Toute généralisation sur la jeunesse est excessive. Après tout, 153 espèces de papillons sont répertoriées à Bombay. Mehrotra se focalise donc sur les jeunes habitants des grandes métropoles indiennes qui en abandonnant le foyer familial pour leurs études échapperaient à un milieu plus conservateur, celui des métropoles secondaires (1 à 10 millions d’habitants). Cette jeune élite urbaine peut renvoyer aux « kippers » comme disent les Anglais (« kids in parents’ pockets eroding retirement savings »). Pour Mehrotra, même si elle est plus ou moins réductible aux quartiers pour noceurs du sud de Delhi ou du sud de Bombay, cette minorité vivrait sa libération.
Les hôtels cinq étoiles sont autorisés à ouvrir des boîtes de nuit jusqu’à 3 h du matin. Delhi est ainsi particulièrement fournie par rapport à d’autres villes. Dans le reste de l’Inde, notamment pour les métropoles secondaires, les soirées s’arrêtent entre 23 h 30 et 1 h 30 du matin. Lorsque ces horaires ne sont pas respectés, la police intervient pour stopper la fête.
Georges Bernanos écrivait que « tous les vingt ans, les jeunesses du monde posent aux vieillards une question à laquelle ils ne savent pas répondre ». Excessif, Mehrotra parle de « Youthanasia », d’euthanasie de la jeunesse. Cette classe d’âge est associée à la déviance par les institutions sociales, en Inde plus qu’ailleurs aux yeux de Mehrotra. Dans une tribune publiée par l’Hindustan Times, il cite pêle-mêle l’interdiction de faire la fête, de boire, de passer du temps avec ses amis, de porter des vêtements provocants, d’avoir des relations sexuelles avant le mariage, de choisir une carrière à risque. Pour Mehrotra, ces règles établies par les parents forcent les jeunes urbains à mentir en permanence sur la vie qu’ils mènent et aboutissent à « une société du déni ». Pour certains parents plus ouverts, il est possible d’avoir un petit ami, mais seulement à condition de faire la promesse de l’épouser.
Mehrotra souligne que ce sont souvent dans les quartiers qui accueillent la nouvelle classe moyenne qui sont les plus conservateurs. Les propriétaires ou les associations de résidents s’inquiètent de la bonne moralité des éventuels locataires. Les mœurs propres à chaque ville jouent pour beaucoup. Spécialisée dans la communication, originaire de Dehradun, une locataire de 23 ans a été invitée par son propriétaire à quitter son logement de Bombay, car elle rentrait régulièrement le soir après 23 h. Elle a essayé de se mettre avec d’autres filles pour payer moins cher, mais certains propriétaires refusent les femmes seules. La « pureté » s’invite aussi dans les critères des propriétaires, avec la question du régime alimentaire.
Certains groupes extrémistes cherchent également à terroriser les jeunes amoureux. Interprétée comme un des avatars de la mauvaise influence occidentale, la Saint-Valentin est tous les ans l’occasion pour certaines organisations de proférer des menaces à l’égard de tel ou tel symbole amoureux. Sorti en 2000, le film Mohabbatein montre un professeur qui encourage ses élèves à exprimer leurs sentiments le jour de la Saint-Valentin, malgré l’opposition du directeur.
La plupart du temps, les jeunes indiens ne peuvent pas non plus choisir leur métier ni suivre leur passion. Nejas Sonawane a mis sept ans pour obtenir son master en technologies de l’information et répondre à l’attente de ses parents. Il commence seulement à réaliser son rêve : faire une école de cinéma à Bombay. En deuxième année actuellement, il est premier de sa classe. Rahul Ram reconnaît quant à lui avoir eu la chance de pouvoir compter sur des parents compréhensifs. Beaucoup n’ont pas cette chance : bien des jeunes artistes doivent renoncer pour se tourner vers des carrières plus sûres. De même, il existe un important déficit en matière d’entrepreneurs, notamment dans le numérique, du fait de cette absence de culture du risque.
12 millions d’Indiens entrent chaque année sur le marché du travail. Les premiers pas dans la vie professionnelle sont analysés par les jeunes indiens au regard des sacrifices consentis par leurs parents pour leur donner une bonne éducation. Dès le plus jeune âge, les enfants de la classe moyenne indienne doivent faire face à une énorme pression sur leurs résultats scolaires. Le modèle éducatif privilégie le par cœur. L’intégration des écoles privées en primaire passe par des concours, en particulier pour les établissements les plus prestigieux et les plus coûteux.
Dehradun est réputée pour ses différentes « boarding schools », internats privés où les enfants peuvent faire toute leur scolarité jusqu’à la terminale, loin de leurs parents. La pratique du sport, des langues étrangères, les compétences artistiques sont encouragées. La scolarité n’est pas mixte.
« Je suis désolée » écrit l’étudiante de Nagpur. « Les suicides par échec aux examens » sont une catégorie statistique à part en Inde. Ils arrivent en seconde position derrière les suicides pour difficultés financières. Malgré l’imaginaire collectif indien qui fait du petit garçon un dieu, une fille unique est parfois vue comme ayant de meilleures chances de faire des études et plus tard d’obtenir un bon salaire, avant de se marier et de prendre soin de ses parents.
