13) L’empire du thé

« Les meilleures feuilles de thé doivent être ridées comme les bottes de cuir des cavaliers tartares, craquelées comme la peau d’un buffle, elles doivent briller comme un lac agité par le souffle d’un zéphyr. Elles doivent dégager un parfum semblable à celui de la brume qui s’élève au-dessus d’un ravin solitaire dans la montagne, et leur douce saveur doit évoquer la terre sous une fine pluie. »
Lu Yu, Classique du thé

Il ne sera pas ici question d’aborder la légende voulant qu’un jour l’empereur chinois trouve délicieux ce qu’on lui apportait à boire… après avoir fait faire bouillir de l’eau en extérieur, et que quelques feuilles d’un théier à proximité soient tombées dans l’eau par un coup de vent.

En 2009, Alan et Iris Macfarlane ont publié un livre intitulé The Empire of Tea, The Remarkable History of the Plant That Took over the World. Dans une recension faite en avril 2010, Philippe Norel parle à juste titre du thé comme d’une « plante globale », entre Chine, Grande-Bretagne et Assam.

Mariée au responsable britannique d’une plantation de thé en Inde, Iris Macfarlane a passé 20 ans de sa vie dans l’Assam. Elle rédige la préface de l’ouvrage, intitulée « Mémoires d’une Memsahib » (terme employé pour désigner une femme européenne en Inde, équivalent de dame ou madame). Elle confie avoir très mal vécu l’exploitation par les Britanniques de la population locale. Elle évoque de manière très vivante la vie de la plantation. Malade, ne pouvant faire semblant d’ignorer la dureté de la situation et ne parvenant pas à améliorer le « système » de l’intérieur, elle finit par quitter l’Assam pour l’Angleterre en 1966.

Son fils, Alan MacFarlane, est anthropologue à Cambridge. Il parvient à revisiter cette mémoire familiale avec distance, offrant au lecteur une leçon d’histoire connectée, mais aussi un passionnant récit. Il évite ainsi de tomber dans les écueils du livre à charge de Roy Moxham sur l’industrie britannique du thé, intitulé Tea : A History of Addiction, Exploitation, and Empire.

Il semble que les premiers « buveurs » de thé furent des singes dans les forêts orientales de l’Himalaya. À tout le moins, Alan MacFarlane suppose qu’à partir de l’observation des singes détendus, car mâchant des feuilles de thé, certaines tribus dans l’est de l’Himalaya ont pu en venir à utiliser le thé comme nourriture et comme remède.

Le thé est apparu dans les monastères taoïstes vers le quatrième siècle avant notre ère. Le thé a été ensuite inclus dans les cérémonies bouddhistes pour ses vertus méditatives. Le premier bassin de consommation courante est la vallée du Yang Tsé Kiang à partir du cinquième siècle. La dynastie Tang (618-907) voit la diffusion du thé dans toutes les provinces. Le Japon découvre le thé vers 593. Le cérémonial du thé devient un puissant outil de cohésion culturelle et permet la diffusion du bouddhisme à l’ensemble de la population japonaise comme l’évoque Okakura dans Le Livre du thé : « Dans le liquide ambré qui emplit la tasse de porcelaine ivoirine, l’initié peut goûter l’exquise réserve de Confucius, le piquant de Laotsé, et l’arôme éthéré de Cakya-mouni (le Bouddha, ndt) lui-même ».

Les différentes vertus médicinales du thé sont bien mises en valeur. En particulier, l’introduction du thé en Chine conduit à faire bouillir l’eau, ce qui entraîne une baisse du taux de mortalité liée aux bactéries, et favorise indirectement l’augmentation de la population et la croissance économique.

La fabrication de grès puis de porcelaine est stimulée, avec un raffinement de plus en plus grand. Le thé s’exporte vers le Tibet et l’Asie centrale. Des phénomènes d’appropriation culturelle apparaissent : le thé est bu mélangé à du lait ou du beurre de yack en Sibérie, les musulmans y ajoutent du sucre, trouvant dans le thé un substitut au vin. La diffusion du thé sur la route de la soie a été accélérée par son extrême transportabilité sous différentes formes : pâte, gâteau voire brique servant de monnaie au XIIe siècle.

En Europe, le thé est consommé aux Pays-Bas dès 1610 et en Angleterre après 1657. Il est brassé et conservé en tonneau puis servi chaud à la demande. Après 1730, une liaison commerciale maritime régulière vers la Chine permet d’importer facilement et à moindre prix le thé. La démocratisation de la consommation est telle que le thé occupe une place clé dans la consommation des ménages de la classe moyenne. Les classes les plus modestes y accèdent. Le thé est promu dans les échanges commerciaux aux dépens du café par les autorités. L’East India Company y trouve une source essentielle de revenus. Le thé gagne en effet les Amériques.

Devenus un élément clé de la vie sociale, les salons de thé sont un lieu important de sociabilité pour les femmes, nourrissant des pratiques et des codes différenciés socialement. Au début du XIXe siècle, les gâteaux sont associés à la consommation d’un thé fort sucré et accompagné de lait. L’ensemble est bon marché. Alan MacFarlane évoque par un raccourci sans doute trop abrupt le rôle de cette sociabilité de l’après-midi dans l’émergence du mouvement des suffragettes. Il reste néanmoins que la pause du thé est également un élément clé de la vie ouvrière dans les usines. Cette boisson est pour les ouvriers à la fois énergisante et saine. Sur le plan économique, la céramique et la métallurgie sont stimulées. Le conditionnement du thé se perfectionne également, par la consommation de la feuille chinoise.

Les Britanniques payent les importations de thé aux Chinois avec du coton indien et de l’argent. À la fin du XVIIIe siècle, la Royal Society entreprend un travail de rationalisation de l’exploitation agricole dans l’ensemble de l’Empire britannique. Les Hollandais parviennent en 1828 à acclimater le thé sur l’île de Java. Le déclic pour les Britanniques vient d’une dégradation des termes de l’échange. Ils se retrouvent incapables de payer la Chine, d’autant que l’argent métal se raréfie à mesure que l’approvisionnement américain se tarit. Cultivé en Inde et transporté jusqu’à Canton, l’opium permet de rééquilibrer la balance commerciale entre les Britanniques et la Chine. Juste avant le début des guerres de l’opium, les termes de l’échange s’inversent même puisque les exportations d’opium dépassent en valeur les importations de thé en 1833.

Pour un pays consommateur comme la Grande-Bretagne, l’enjeu se déplace ensuite vers la maîtrise de la production pour ne plus dépendre de la Chine. Les Britanniques découvrent en 1835 que le théier pousse dans l’Assam, vu au départ comme une région stratégique pour ses ressources en métaux précieux, mais surtout comme une route commerciale possible avec la Chine et la Birmanie. La qualité de l’infusion est similaire au thé chinois. L’exploitation par une compagnie privée commence en 1836. Les débuts de la culture du thé conduisent à de nombreux morts chez les Indiens du fait de maladies. Les populations locales sont expropriées par la force. Ceux qui pénètrent de manière illégale sur les propriétés sont poursuivis et doivent payer des amendes. Un réseau de voies ferrées est financé par l’administration britannique, comme le rappelle Norel citant The World that Trade Created de Pomeranz et Topik. Entre 1870 et 1900, les exportations de l’Assam sont multipliées par vingt. D’autres régions himalayennes de l’Inde se lancent par la suite avec succès dans la production de thé : Darjeeling, Munnar, les montagnes bleues Nilgiri et la région de Wayanad.

À Munnar, au Kerala, Nathaniel Herzberg raconte comment l’ensemble de la ville dépend des investissements réalisés par le groupe Tata : hôpital, école, service de bus, construction des routes, production d’énergie, logements sociaux, centre sportif. Les ouvriers ont des salaires faibles, mais ils sont nourris, soignés et logés. Les enfants sont pris en charge.

Nathaniel Herzberg décrit également la récolte : « Les femmes passent les premières dans les plantations, elles arrachent l’essentiel des feuilles fraîches, qu’elles glissent dans leur petit panier, avant de le vider dans leur hotte. (…) Le lendemain, deux hommes ramassent les feuilles de seconde main, taillent les buissons afin que leur hauteur ne défie pas la cueillette. (…) En six jours, la parcelle est achevée, les plans sont régénérés, le ballet peut reprendre après un jour de repos. » Les feuilles sont séchées, grillées, découpées et conditionnées.

Plusieurs parlementaires indiens ont annoncé durant l’été 2012 vouloir faire du « chai » la boisson nationale indienne. 85 % des Indiens boivent du thé. Chaque coin de rue ou presque accueille un « chai-wallah », qui prépare le thé sur place. L’Inde est actuellement le quatrième exportateur mondial après la Chine, le Kenya et le Sri Lanka.

Comme le relève Philippe Norel dans sa recension, « le thé apparaît d’abord comme un véritable homogénéisateur des cultures entre Chine, Japon et Europe occidentale, permettant ainsi aux extrémités du continent eurasien de réaffirmer leur parenté, thème cher à Jack Goody ». Le thé a permis d’améliorer l’hygiène grâce à l’eau bouillie, tout en contribuant au développement des échanges et à la construction de l’Empire britannique. Dans des propos qui semblent aujourd’hui relativement datés, George Orwell pouvait ainsi se complaire à écrire « le thé est un des apports principaux de la civilisation de ce pays ».