15) La maison à vapeur

« Leurs ruines sont les ruines d’un berceau, les ruines d’une chambre d’enfant. »
Zbigniew Herbert, Le labyrinthe au bord de la mer

Ayant construit de nombreux théâtres de variétés, l’architecte ornemaniste Alban Chambon (1847-1928) est aujourd’hui oublié. Il représente pourtant un moment de l’histoire du goût architectural européen, incarnant la vogue du style hindou. Né près de Paris, Alban Chambon commence sa vie professionnelle comme son père, flotteur de bois à Varzy. Ce métier est dangereux car les ouvriers travaillent en équilibre sur des troncs dont la trajectoire peut être chaotique dans une rivière en crue. L’histoire d’Alban Chambon est celle d’une ascension sociale, puisqu’il finit architecte du roi des Belges, sans avoir de diplôme.

Il se forme dans les entreprises d’ébénisterie, de ciselures et de carton-pierre à Paris. Ses qualifications sont peu communes à Bruxelles, où il s’installe en 1868. Les techniques de plâtre sont alors méconnues en Belgique. Chambon finit par fonder sa propre entreprise d’ornement. Il se fait connaître à Bruxelles en réalisant des décors intérieurs pour les salles de spectacles, puis pour les hôtels particuliers de riches familles bruxelloises. Les décors des music-halls que Chambon construit au départ sont en plâtre et en bois. Il passe ensuite à la construction des structures et des bâtiments autour de ces décors.

Chambon utilise des charpentes métalliques, remplies en plâtre. Sont ensuite fixés des éléments en plâtre et en staff (plâtre armé avec du grillage ou du fil de fer). Cette dernière technique remplace progressivement le stuc. Il devient possible d’accrocher facilement des figures en grandeur nature (femmes, éléphants).

Chambon est un industriel. Son architecture est préfabriquée, disponible sur catalogue. Il est l’un des premiers architectes à utiliser systématiquement la photo, ce qui lui permet de communiquer à distance avec ses maîtres d’ouvrage. Il met également à contribution de nombreux sculpteurs pour faire des modèles en plâtre de taille réelle, de même pour les dessins, au fuseau. Chambon propose ainsi des délais de construction extrêmement réduits. À Bruxelles, l’Éden est construit en deux mois, structure et décors compris. L’architecte dispose d’un agent en Angleterre et peut mobiliser très rapidement des équipes pour les envoyer dans les différents pays d’Europe. Réputé pour son efficacité, Chambon est le sous-traitant de nombreux propriétaires anglais, bien que son nom n’apparaisse jamais dans la réalisation finale. La construction de music-halls intervenait en effet dans le cadre de vastes opérations de spéculation immobilière, où le nom de l’architecte était secondaire. Chambon est une figure d’architecte-entrepreneur : il emploie jusqu’à 200 personnes dans son atelier.

Il convient de rappeler qu’à partir de 1840, l’époque est aux spectacles populaires de « fééries ». Avec la mode du café-concert de type hindou, le spectacle passe dans les murs, grâce à la réalisation de décors puis de théâtres entiers inspirés par l’Inde. En 1880, lorsque Chambon produit son premier music-hall de style néohindou, l’actualité littéraire est marquée par la sortie d’un livre de Jules Verne : La maison à vapeur1. L’histoire se déroule en Inde, peu après la révolte des Cipayes (1857). Le colonel Munro s’embarque dans l’un des deux wagons tirés par un éléphant à vapeur pour un voyage dans le Nord de l’Inde. Chambon est marqué par cette lecture.

D’une manière générale, de nombreux créateurs se tournent à l’époque vers l’Inde : Georges Bizet en 1863 pour Les pêcheurs de perles (à Ceylan), Jules Massenet en 1877 pour Le roi de Lahore ou encore Léo Delibes en 1883 avec Lakmé. Ce dernier transpose en Inde une nouvelle autobiographique de Pierre Loti qui se passait à Tahiti, Rarahu ou le Mariage de Loti (1880). En matière architecturale, un Musée des échanges internationaux est créé en 1886 à Bruxelles. Or, sa façade est constituée d’un moulage d’un temple du Sud de l’Inde.

L’influence anglaise est prégnante dans la diffusion de ce goût pour l’Inde. La Grande-Bretagne détermine la tendance en matière de music-hall pour les pays voisins. Le port d’Ostende est un moyen privilégié des échanges. Les entrepreneurs belges de spectacles font des allers-retours fréquents à Londres. D’un côté, l’Inde jouit d’une image positive dans l’imaginaire de l’époque. De l’autre, une telle évocation favorise l’expression de la fantaisie voire du délire.

Ce délire se retrouve dans la danse, plus ou moins disloquée à partir de 1880 pour les spectacles d’avant-garde. Ces spectacles tentent de réinterpréter les danses indiennes. Les saynètes de music-hall s’inspirent aussi d’une certaine culture savante sur l’Inde, plus ou moins bien comprise et réinterprétée. Ces numéros sont prétextes à rire, mais renforcent également l’admiration pour l’Inde.

Selon Guy Duplat, chez Chambon, ce style hindou se caractérise par la présence de nombreuses références à une Inde fantasmée, avec les figures notamment de Ganesh ou de Vishnu. La fantaisie d’Alban Chambon le conduit également à aller vers des inspirations orientales, voire gothiques. Son objectif était de créer l’illusion et de faire rêver.

Les Archives de l’architecture moderne (AAM), fondées par Maurice Culot, ont récupéré les archives des héritiers d’Alban Chambon : un millier de photos parmi cent mille documents (commandes, notes, plans, dessins). Une telle masse de documents est exceptionnelle. La collection des plâtres a disparu à quelques exceptions près.

Pour Jean-Paul Midant2, le succès d’Alban Chambon est révélateur d’une époque farfelue : « il a inventé une nouvelle architecture. Étrangement certes, mais avec brio. À la marge. En créant son univers comme un espace de fantaisie avec la malice d’un Jules Verne, d’un Georges Méliès ou d’un Max Linder ». Pour Maurice Culot, Alban Chambon imaginait ses créations comme des « cabinets de curiosité, avec leurs décors hindous, les jardins d’hiver avec leurs kiosques, les fontaines, les palmiers et les miroirs immenses qui démultiplient l’espace ».

De plus, au cœur des capitales européennes, les théâtres construits par Chambon, en s’adressant à tous les publics, grâce à une tarification unique, sont une « aventure formidable, dans une époque où l’on ne voyage pas en dehors de l’élite » selon Maurice Culot. Cette offre de « dépaysement » s’adresse également à ceux qui voyagent beaucoup : « Chambon est un inventeur d’ambiances » pour Culot. Guy Duplat mentionne un article de l’Étoile belge écrit lors de l’inauguration du théâtre de la Bourse à Bruxelles, décrivant l’ensemble comme ayant « l’air, tant il est pailleté, étoilé, fardé, léger, chimérique, adorable et absurde, d’avoir été fait avec des jupes de danseuses, des maillots d’athlètes et des oripeaux de dompteurs »3.

Rares sont les traces de l’architecture d’Alban Chambon à l’heure actuelle. À Ostende, le casino, sa plus grande réalisation, a été bombardé pendant la Seconde Guerre mondiale. À Paris, seul le théâtre du Ranelagh est conservé. De fait, cette salle a continué de stimuler l’imagination des spectateurs : elle a été utilisée pendant des années pour projeter des films d’horreur.

L’entreprise d’Alban Chambon finit par sombrer. D’une part, notamment pour le casino d’Ostende, il mise sur un matériau nouveau, le grès cérame, une céramique chatoyante, vert émeraude, surtout avec la pluie. Or ce matériau se révèle trop cher pour s’imposer : les pièces produites dans un four industriel n’ont pas toutes les mêmes couleurs. Ce qui est satisfaisant pour décorer une salle de bains ou un petit monument se révèle un gouffre financier avec le casino d’Ostende, construit sur une digue. Les couleurs se révèlent trop changeantes, le matériau casse lorsqu’il est accroché sur une structure métallique, se fracture quand le grillage rouille à cause de l’eau de mer.

D’autre part, son architecture fantaisiste n’est rapidement plus à la mode. Pour Midant, Alban Chambon était considéré comme un architecte de seconde zone par ses confrères : ces derniers lui vouaient une véritable haine. Son architecture n’est évoquée que dans les journaux populaires de l’époque, aucunement dans les revues spécialisées. Midant juge que cette architecture est la « parfaite expression de l’éclectisme fin de siècle sans grande originalité comparé aux formes de l’Art nouveau contemporain ».

Pourtant, l’héritage de Chambon est essentiel pour l’Art nouveau. Chef de file de ce mouvement en Belgique, l’architecte Victor Horta (1861-1947) reprend l’utilisation des plâtres dans son travail. Horta s’appuie aussi sur le sens de la fluidité des espaces conçus par Chambon. L’espace n’est plus pensé comme une succession de pièces, un univers clos, mais bien comme un ensemble continu. Chambon amène enfin l’usage du miroir et de la profondeur, deux éléments qui seront très utilisés par Horta pour décorer différents hôtels particuliers. Chambon se distingue par la profusion de son style, mais son héritage se retrouve dans l’Art nouveau. Horta se différencie surtout par une approche conceptuelle de l’architecture.

Notes

  1. François Chaslin, « L’architecte ornemaniste Alban Chambon (1847-1928) », avec Jean-Paul Midant et Maurice Culot, Métropolitains, France Culture, 07/04/2011

  2. Jean-Paul Midant, La Fantastique architecture d’Alban Chambon, Archives d’Architecture Moderne (AAM), 2010

  3. Guy Duplat, « L’architecture fantasque et fantastique d’Alban Chambon », La Libre Belgique, 08/01/2010