9) Le village de l’amour

« Elle imagine que l’horizon a pour elle dénoué sa ceinture. »
Paul Eluard, « La Grande Maison inhabitable », Répétitions

Le film Trishna de Michael Winterbottom a été inspiré par Tess d’Urberville de Thomas Hardy. L’importance du silence, des non-dits, de la réserve dans le personnage joué par Freida Pinto dit beaucoup du rapport amoureux tel qu’il peut se vivre en Inde entre jeunes. Les célibataires indiens de moins de 35 ans sont 60 millions.

Comme le suggère David Annoussamy1, dans la tradition littéraire tamoule, la période à dominante mystique (650 à 950) célèbre la procession (Oula) de Shiva au Mont Kailash. L’originalité du genre tient à la mise en valeur des différents âges de la vie sentimentale féminine : 5-7 ans (désire l’affection du héros), 8-11 ans (mélancolique sans savoir pourquoi), 12-13 ans (fascinée par le héros), 14-19 ans (se lamente de son amour auprès de sa suivante), 19-25 ans (dépérit de chagrin), 26-31 ans (se consume de langueur), 32-40 ans (a le corps et l’âme contrits).

Sri Sri Kumar, qui a créé le Parti des Indiens amoureux en 2008, explique qu’« au début, tout est merveilleux : les balades à moto, les sorties au cinéma… jusqu’à ce que les parents s’en mêlent ». Même si la télé-réalité indienne enseigne le flirt avec Superstud, en réalité bien des amourettes se terminent lorsque les parents commencent à s’inquiéter de trouver un parti pour leur enfant.

Le marché du mariage en Inde atteint 320 millions d’euros par an, avec 25 % de croissance annuelle. Or, sur ces dépenses, 20 % sont consacrées à la recherche du bon partenaire. Traditionnellement, des petites annonces matrimoniales paraissent le dimanche dans les journaux. Dans ce système, la jeune femme est en général inquiète de savoir que ses parents reçoivent des CV de prétendants.

Le mariage tel qu’il est conçu en Inde est avant tout une alliance entre deux familles. À la campagne, ce sont les conseils de village (khap panchayat) qui valident les unions. Avec internet, les mariages arrangés, qui représentent 90 % des alliances en Inde, sortent renforcés. Des sites généralistes comme Shaadi.com et Bharat Matrimony proposent une large gamme de services, de la liste de mariage à l’organisation de la réception en passant par le voyage de noces. Shaadi.com revendique 20 millions de membres et 1,2 million de couples formés.

Rien de plus efficace pour les parents qu’une recherche multicritères afin d’isoler les prétendants ayant toutes les qualités requises : caste, religion, niveau de salaire, couleur de peau, signe astrologique. Néanmoins, selon la sociologue Patricia Uberoi, à la différence des petites annonces dans la presse, rédigées et gérées par les parents, les sites de rencontre en ligne permettraient à certains jeunes indiens de se réapproprier la recherche de l’âme sœur en s’inscrivant eux-mêmes et en gérant les échanges. Internet peut ainsi représenter une fenêtre d’intimité d’après Uberoi, citée par Françoise Lanby, « beaucoup de couples se rencontrent via internet, et une fois leur décision prise, font en sorte que leurs parents l’approuvent. Cela devient alors un mariage arrangé, indirectement ».

Ensuite, des détectives privés sont souvent chargés de réaliser une enquête avant le mariage pour vérifier la moralité des futurs époux. Cela permet aux parents de s’assurer que les informations publiées sur le profil sont vraies. Selon un détective de Delhi, il y a notamment des erreurs sur le niveau de salaire, la profession et les diplômes. Les détectives se font passer pour des banquiers qui souhaitent prêter de l’argent à la famille concernée pour l’achat d’une voiture. Cela permet d’interroger de manière indirecte les personnes au service de la famille, comme les gardiens, les chauffeurs et les domestiques. Comme la jeune mariée emménage généralement dans sa belle-famille, l’enquête porte également sur la personnalité de la belle-mère, en particulier son comportement avec les employés de maison.

Les agences de détectives développent des relations avec des partenaires en Amérique du Nord et au Moyen-Orient pour les mariages avec des Indiens de la diaspora. Le détective permet parfois d’éviter des arnaques. D’après la Commission nationale des femmes, citée par Julien Bouissou, l’Inde compterait plus de 30 000 épouses abandonnées par leur mari. Au Pendjab, certains Indiens qui habitent à l’étranger font miroiter la possibilité d’une expatriation pour la future mariée et d’autres membres de la famille. En réalité, quelques jours après le mariage, une fois la dot récupérée, le marié disparaît. Les « épouses de passage » sont stigmatisées et exclues. Il est rarement possible de les remarier.

Il est souvent affirmé que par-delà les générations, les Indiens sont relativement conservateurs par rapport aux enjeux sociétaux. Un sondage de février 2007, réalisé par Gallup, montre une grande constance des réponses, peu importe l’âge des sondés. 46 % des personnes interrogées approuvent l’idée d’un mariage avec une personne d’une caste inférieure, 30 % un mariage avec un Indien d’une autre religion, 25 % un mariage avec un étranger, 5 % le principe de l’union libre. Le Times of India recensait 5 862 mariages intercastes avec au moins un « dalit » (intouchable) en 2009/2010, contre 4 750 l’année précédente et moins de 4 000 en 2006. Françoise Lanby rappelle qu’en l’absence du consentement des parents, il est toujours possible de faire un « mariage de Cour », validé par la justice. Mais de telles unions d’amour entraînent souvent la rupture des liens familiaux : Karanji, le village de l’amour, au Maharashtra, s’est spécialisé dans ces unions. Ce genre de mariage nécessite aussi une escorte policière.

Pour Premchand Dommaraju, les progrès des niveaux de scolarisation en Inde sont largement indépendants de l’évolution de l’âge au mariage. Plus de la moitié des femmes sont mariées avant l’âge légal de 18 ans. Une fois le mariage passé, la belle-famille fait pression pour que la jeune femme fasse rapidement des enfants, un garçon de préférence. 50 % des couples ont recours à des méthodes de contraception, avec de grands décalages entre ville et campagne. En raison des avortements sélectifs, entre 110 et 120 garçons naissent pour 100 filles. Pire, 1 million de filles par an ne vivent pas jusqu’à leur premier anniversaire.

La chirurgie esthétique est utilisée par les parents pour offrir à leurs enfants toutes leurs chances sur le marché du mariage. La télé-réalité a une grande influence, notamment l’émission Nouveau look, nouvelle vie sur Sony Television, qui se passe dans les villes indiennes de province. De même, l’imaginaire véhiculé par Bollywood donne aux familles un idéal de perfection, comme le nez d’Aishwarya Rai. Ce type d’opérations chirurgicales peut aussi intervenir après des commentaires blessants de la belle-famille au moment de la présentation. Les parents de Sarita ont décidé de la faire opérer d’une marque de naissance après un échec de ce type.

Une future belle-mère s’est un jour présentée pour demander six interventions sur sa future belle-fille comme le rapporte Outlook : remodelage du front, correction du nez, rehaussement des pommettes, remodelage du menton (chirurgie de la mâchoire), pose d’implants fessiers et d’implants mammaires (à faire enlever pour pouvoir allaiter). Le chirurgien affirme que cette mère « voulait une fille parfaite pour son fils ».

Bollywood et la télé-réalité inspirent aussi l’organisation des fêtes de mariage, dont la saison va de fin octobre à fin février. Les fanfares traditionnelles, qui égayent les rues avec leurs tambours et leurs trompettes, ne jouent plus que 20 minutes en moyenne par procession. La concurrence de la musique électronique est trop forte. Pour Aslam, chef du Ravi Brass Band, interrogé par Motherland, « nous ne sommes pas beaux : nous sommes des ruraux, nous vivons dans des bidonvilles et nous portons des uniformes qui suscitent la moquerie ».

Sans égaler les dépenses de Lakshmi Mittal pour le mariage en France de sa fille Vanisha en 2004, les nouveaux riches indiens font étalage de leur richesse à l’occasion des cérémonies. L’émission de télé-réalité The Big Fat Indian Wedding sur NDTV Goodtimes s’inspire de cette tendance, liée également à la tradition pendjabie de faire des dépenses ostentatoires. Selon Julien Bouissou, « certains parents ouvrent un compte épargne dès la naissance de leur fille pour financer les dépenses excessives de la cérémonie de mariage et surtout la dot, dont les montants augmentent au même rythme que la croissance. »

Cependant, avec la crise, mais aussi par choix, les mariages austères se développent, à en croire la presse. Le mariage de Mark Zuckerberg et Priscilla Chan, en avril 2012, dans un jardin avec une centaine d’invités, sert de référence à la presse indienne. Les Indiens qui font le choix de dépenser de 36 000 roupies (525 euros) à 2,5 lakhs (3 640 euros) pour leur mariage, sont souvent de jeunes professionnels qui ont étudié à l’étranger et gagnent bien leur vie. Ils considèrent les dépenses généralement faites dans les mariages comme déraisonnables et excessives.

Comme l’écrit Rushita Mishra dans The (in)eligible bachelors, le mariage pour la plupart des jeunes femmes est le début d’une vie au foyer, même celles qui ont fait des études et entrepris des carrières brillantes. L’actrice Nia Sharma résume la situation pour les jeunes femmes indiennes : « les femmes mariées sont privées de leurs rêves et de leur carrière, car leurs maris leur interdisent de travailler. Dans le même temps, de nombreuses jeunes femmes sont poussées au mariage. Rester célibataire est condamné socialement ».

Notes

  1. David Annoussamy, Les étapes de la littérature tamoule, Sens-Public.org, 13 juin 2007