2) La porte du Gurû

« La blanchisseuse connaît les défauts du village »
Proverbe tamoul

Un gurdwara, ou temple sikh, dans le Wisconsin. Chaque visiteur, sans considération de son appartenance religieuse, est accueilli et nourri. Le partage avec les autres comme valeur fondamentale. Peau sombre, turbans, barbes. Une attaque raciste.

5 août. Wade Michael Page, 40 ans, ancien de l’armée américaine, militant de la suprématie blanche a tué six personnes, dont le responsable du temple qui a essayé de s’interposer et un officier de police.

Déjà en 1979, certains Américains s’étaient attaqués à la communauté sikhe, les associant à la révolution iranienne, à la prise d’otages de l’ambassade américaine à Beyrouth. Khomeiny portait barbe et turban.

La confusion s’est amplifiée depuis le 11 septembre 2001. La religion sikhe est à tort associée au terrorisme de Ben Laden et aux talibans. Avant la fusillade du 5 août, un temple sikh avait déjà été attaqué dans le Michigan. Depuis début 2011, selon Outlook, deux Américains de religion sikhe ont été tués en Californie, un autre a été agressé à New York. Les insultes se sont multipliées, comme les cas de discrimination au travail ou de harcèlement à l’école. Les jeunes sikhs se font traiter d’Oussama. Immigration récente. Ne pas se plaindre.

Ni barbes, ni turbans pour s’intégrer. Nikki Haley, actuel gouverneur de Caroline du Sud, est né de parents sikhs originaires du Pendjab. Preet Bharara, autre sikh, est chargé de la lutte contre la délinquance financière à Wall Street.

Certains sikhs ont immigré aux États-Unis après les quatre jours de pogroms qui ont eu lieu à Delhi entre le 31 octobre et le 3 novembre 1984. La première ministre Indira Gandhi venait d’être assassinée par ses gardes du corps sikhs. Les leaders locaux du parti du Congrès, dont le député Sajjan Kumar, distribuent armes et essence la nuit du 31 octobre. Ils haranguent la foule dans différents endroits de Delhi au matin du 1er novembre, en distribuant de l’argent. Les quartiers ciblés sont ceux à majorité sikhe : Palam Colony, Mangolpuri, Trilokpuri, Kiran Gardens, Sultanpuri. Des bus sont affrétés pour y emmener des hindous armés. La consigne est de tuer les « Sardars » (les hommes sikhs), ces « fils de serpents ».

Les hindous prennent d’abord les gurdwaras, afin d’éviter que les sikhs ne puissent se rassembler et organiser leur défense. Ensuite, les propriétés possédées par des sikhs, repérées grâce aux listes électorales, sont marquées d’un X.

Le 2 novembre, un couvre-feu est décrété. Mais la police ne coopère pas avec l’armée, alors que les soldats ont besoin d’ordres pour pouvoir ouvrir le feu sur des civils. Le calme revient au soir du 3 novembre. Lorsque la police intervient rapidement comme à Farsh Bazar et Karol Bagh, les violences sont évitées. En tout, les violences font 2 700 morts, avec 20 000 départs immédiats et 50 000 personnes déplacées. Témoin du carnage, Gurvinder Singh a fui l’Inde avec sa famille pour rejoindre les Etats-Unis en 1985.

En 2009, la Haute Cour de Delhi écarte toute idée d’une réaction spontanée de la population hindoue envers les sikhs pour mettre en lumière le rôle joué par les hommes politiques du Congrès et par de hauts fonctionnaires de la police. Plusieurs leaders locaux du Congrès, comme Lalit Maken et Arjan Dass, sont du reste assassinés en 1985 par un commando sikh souhaitant venger les victimes des pogroms. Une partie de la communauté sikhe américaine considère encore aujourd’hui que les gouvernements indiens successifs n’ont rien fait pour que soient jugés ceux qui s’en sont pris aux sikhs.

25 millions de personnes se retrouvent dans le sikhisme à travers le monde, dont 80 % en Inde. Cette religion monothéiste veut dépasser hindouisme et islam en cherchant à exprimer la vérité contenue dans chacune de ces confessions, par-delà les rituels.

Temple d’Or à Amritsar, ville sainte pour les sikhs. Cours du soir. Des préadolescents d’une douzaine d’années apprennent à nouer leurs turbans. Obligation pour pouvoir assister aux cours de l’école religieuse à partir d’un certain âge. Tout commence avec des bandes de tissus de huit mètres. 60 manières de faire. Initiation, autrement plus complexe qu’apprendre à faire un nœud de cravate.

Bien des raisons poussent aujourd’hui les sikhs à renoncer à la barbe et au turban, malgré l’interdiction religieuse de se couper les cheveux. Les attaques et les moqueries d’abord. Se protéger. Souci de modernité et volonté de plaire ensuite, dans un monde qui chasse le poil. Lois sur la laïcité enfin, pour les enfants sikhs scolarisés dans les écoles françaises.

À Delhi, le quartier de Youngpura, à force de passer de bouche en bouche, est devenu Jangpura. Chaque célébration sikhe est l’occasion d’occuper la rue. Guru Nanak Jayanti permet de célébrer en novembre l’anniversaire du gourou fondateur du sikhisme en 1496. Le 13 mars, la communauté sikhe commémore ses martyrs de la partition lors de Shahidi Diwas.

Chaque famille ou presque à Delhi a dans sa mémoire familiale un récit dramatique lié à la partition de l’Inde en août 1947. Les grands-parents disparaissent à mesure, mais leurs souvenirs de la partition sont jalousement entretenus par la jeunesse indienne. Beaucoup d’habitants de Delhi ont leurs racines au Pendjab. De fait, le propriétaire pendjabi intraitable avec ses locataires de la jeune génération est devenu un lieu commun du roman contemporain indien.

À Jangpura, les réfugiés arrivés venaient de la partie pakistanaise du Pendjab. Ils étaient sikhs. Encore aujourd’hui, les sikhs représentent la population majoritaire du quartier, qui a commencé à se former entre 1950 et 1951.

Interviewé par l’Hindustan Times, Tilak Raj Bhambri, qui habite depuis 60 ans à Jangpura, se rappelle que le quartier était une jungle avec seulement quelques maisons en 1952. Il était dangereux de sortir la nuit, en raison de la présence de nombreux chacals. Ce qui est devenu aujourd’hui l’hôtel Rajdoot était un lieu de recel pour les voleurs cherchant à monnayer leur butin. L’électricité est arrivée en 1956.

Les premiers habitants de Jangpura étaient déjà des réfugiés. Les habitants du village de Raisina y avaient été en effet déplacés par l’administration coloniale britannique dans le cadre de la construction de New Delhi. Raisina a disparu pour devenir Rajpath, équivalent des Champs-Élysées pour Paris.

Jangpura est aujourd’hui un quartier très recherché. Les loyers y sont encore raisonnables par rapport au quartier voisin de Defence Colony, qui accueille la bonne société de Delhi et les expatriés. D’après Proyashi Barua, la proximité du quartier avec les principales artères du sud et du centre de Delhi joue pour beaucoup dans cet attrait. Jangpura est également considéré comme un quartier sûr. Enfin, le marché le plus proche, celui de Bhogal, est réputé pour ses nombreux artisans, qu’ils soient plombiers, électriciens ou serruriers.

Toutefois, il vaut mieux ne pas confondre Jangpura A, Jangpura Extension et Jangpura B. Ce dernier secteur subit en effet régulièrement des coupures d’eau. Inconvénient majeur pour la nouvelle classe moyenne indienne, les places pour se garer y sont rares. De plus, Jangpura B n’accueille pas de poste de police. Enfin, les deux parcs de Jangpura B sont à l’abandon et servent de dépotoirs.

Pendant ce temps, soucieuse de ménager toutes les religions, l’association des habitants de Jangpura mène diverses intrigues auprès de l’autorité de développement de Delhi pour obtenir un nouveau temple hindou et un gurdwara supplémentaire à Jangpura B. Située entre Jangpura et le quartier musulman de Nizamuddin, la mosquée illégale, Noor Masjid, a été rasée en février 2011. Deux jours de violence, des bus attaqués, des voitures incendiées. Un nouveau terrain a été attribué.