1) Une chambre à soi
« Dans la pièce où tu dormais / il y a un jardin intérieur /
mais que le lit est sec / et les murs glacés ! »
Homero Aridjis, La maison de ton enfance
Dans les 104 attractions recensées à Delhi sur Tripadvisor, Lodi Garden est 4e derrière le temple Akshardham, le minaret Qutb Minar et la tombe d’Humayun. Les 230 avis déposés à propos de Lodi Garden sont plutôt réjouissants.
Parmi les touristes français, certains se déclarent déçus pourtant, comme Tiare : « tout un foin pour un parc désuet, qui sent le "pissou" à tout va. Même le parc de la Tête d’or sur Lyon est 400 % plus beau que le Lodi Garden. On entend toujours les bruits des klaxons. Ce parc n’est pas reposant comme indiqué dans certains guides touristiques. Toutefois, il comporte de "petits monuments" sympas pour quelques photos. Mais pour ma part, je trouve que ça ne vaut pas le détour ni un arrêt touristique. »
Passons. Lodi Garden offre à chaque moment de l’année une enclave de repos au milieu de l’agitation de Delhi. Le parc accueille plusieurs tombes de la dynastie pachtoune des Sayyids et Lodis qui régna sur le Nord de l’Inde aux XV-XVIe siècles, ainsi qu’une ancienne mosquée.
Le parc a été une première fois dessiné par la femme du gouverneur général d’Inde, Lady Willingdon, et inauguré en 1936. Il a été réaménagé en 1968 par Joseph Allen Stein, architecte de l’India International Centre voisin, et Garrett Eckbo. Ces deux derniers créent notamment une verrière.
Amenée via la Yamuna, l’eau est omniprésente. Avec ses huit arches, l’Athpula enjambe l’étendue d’eau centrale. Ce pont a été construit par Nawab Bahadur sous le règne d’Akbar au XVIe siècle. L’ouvrage est l’un des rares témoignages architecturaux conservés de la période mongole.
Outre les monuments, les immenses pelouses et la présence de l’eau, le caractère apaisant du parc tient aussi à la faune qui peuple les arbres. Corbeaux, mainates, milans et perruches cohabitent avec pigeons et écureuils. Papillons et paons égayent les allées. Concernant la flore, une des curiosités du parc est la collection de bonsaïs. La roseraie attire également les regards.
Le parc est un lieu de pique-nique et de sortie en famille le dimanche pour les habitants de Delhi. Les jeunes gens improvisent parties de cricket et variantes du ballon prisonnier.
Le parc ouvre à 6 h du matin, heure idéale pour profiter de la fraîcheur et du calme. La matinée est rythmée par l’arrivée des amateurs de jogging et les adeptes du yoga. La marche rapide a la préférence des femmes de la bonne société, soucieuses de s’entretenir. « Elles sont trop grosses pour courir », remarque Amrita David, en croisant des adeptes de cette pratique au Law Garden d’Ahmedabad, capitale du Gujarat.
Le reste de la journée est consacré aux touristes, mais surtout aux amoureux en quête d’un lieu calme pour passer du temps ensemble. Les arbres, les haies et les buissons sont de précieux abris pour ménager une certaine tranquillité à l’abri du monde.
Lodi Garden est « une chambre à soi » au sens de Virginia Woolf. Le parc permet les amourettes et le flirt entre jeunes. Nathaniel Herzberg évoque ces couples dans les jardins d’Ahmedabad : « Pas tout à fait illégitimes, mais pas encore officiels. Ils ont 20 ou 25 ans. Certaines filles ont le visage caché par le dupatta (voile). On se parle, à distance. Mais j’en vois qui se tiennent par la main, et même un couple qui s’embrasse, chose impensable il y a quelques années ». D’autres lieux existent, comme le dernier rang des salles de cinéma, mais le parc reste un lieu privilégié du badinage.
Les démonstrations d’affection sont en effet prohibées dans la rue, sous peine d’être inquiété par la police pour comportement indécent. En février dernier, à Bombay, un homme a reçu une amende de 1 200 roupies (17€) pour avoir pris en public une femme dans ses bras. Il est possible de faire écho à ce qu’écrit Dany Laferrière dans Chronique de la dérive douce à propos de la situation en Haïti : « La différence entre Port-au-Prince et Montréal c’est l’espace. À Port-au-Prince quand une fille rencontre un gars le problème c’est de se trouver un endroit pour être à l’abri du million de paires d’yeux qui ne vous lâchent pas une seconde. À Montréal, les deux partenaires ont chacun leur propre clé ».
Il n’est pas rare d’être dérangé par des vendeurs ambulants, armés de sacs en plastique pour proposer chips et boissons fraîches. À la différence d’autres espaces verts de Delhi, les touristes en quête d’expériences nouvelles partiront frustrés : aucun nettoyeur d’oreilles n’est à signaler.
Lodi Garden est un parc fréquenté par toutes les générations d’habitants de Delhi. Le photographe Shashwat Nagpal remarque qu’il est possible de croiser aussi bien un enfant faisant ses premiers pas dans les allées qu’un homme de 70 ans. La sérénité des lieux permet de se confronter à ses propres réflexions, à son propre vieillissement, au fil des saisons, au fil des années, face à des monuments présents depuis des siècles.
Les parcs de Delhi permettent de marcher, ce qui est une expérience rendue difficile dans les rues par la chaleur, la circulation, les sollicitations diverses et l’étendue de la ville. Les Britanniques ont légué d’immenses avenues où les mobilités douces ont bien du mal à se faire une place, même si la circulation est ouverte à tous les véhicules, même les plus insolites.
Avant même d’avoir mis un seul pied en Inde, un étudiant français accepté en accord d’échange racontait, un rien présomptueux ou simple rousseauiste convaincu, qu’il consacrerait deux mois à « marcher en Inde ». Bien des voyageurs sont hantés malgré eux par la statue d’Arthur Rimbaud, place du Père-Teilhard-de-Chardin, à Paris. Réalisée par Jean-Robert Ipoustéguy (1920-2006), intitulée l’Homme aux semelles devant (1984), elle renvoie le passant à ses propres désirs d’évasion. Ainsi que l’écrit Frédéric Cros dans Marcher, une philosophie : « Celui qui marche est pauvre d’entre les pauvres. Le pauvre pour toute richesse à son seul corps. Le marcheur est un fils de la terre. Chaque pas est un aveu de gravité, chaque pas témoigne de l’attachement et martèle la terre comme un tombeau définitif, promis ». Marcher renvoie à un horizon politique, religieux et mystique en Inde.
Sur le plan mystique, Patrick Levy s’est attardé sur les renonçants avec Sadhus, un voyage initiatique chez les ascètes de l’Inde. Les sadhus quittent la société et leurs biens. Ils prennent la route pour se consacrer au but de toute vie au sens de l’hindouisme : la moksha, la libération de l’illusion et l’arrêt du cycle des renaissances.
Sur le plan religieux, il n’est qu’à rappeler les immenses processions sur les routes d’Agra. Les pèlerins par centaines qui transportent à pied l’eau du Gange vers le temple Padilla Mahadev. Ils marchent en tenant une branche sur leurs épaules, avec aux extrémités deux cordes où pendent leurs seaux. Équilibre précaire.
Sur le plan politique, la figure de Gandhi est essentielle avec la marche du sel en 1930. Un mois et demi de marche. 78 au départ, des milliers à l’arrivée. Gandhi voulait réhabiliter une pratique féminine, comme le note Frédéric Cros : « Pendant des siècles, dans les sociétés traditionnelles la marche lente fut le propre des femmes : elles se rendaient jusqu’aux sources lointaines puiser de l’eau, ou partaient sur les chemins pour cueillir des plantes ou des herbes. Les hommes privilégiaient les dissipations brutales de force, propres à la chasse, assauts brusques, courses courtes et rapides ». L’eau, héritage féminin. Comme l’écrit Dany Laferrière dans L’énigme du retour en observant la vie en Haïti : « Cette gazelle aux chevilles si fines accompagne sa mère. Tête baissée. Regard de biais. Elle observe tout pour le jour où elle aura à faire seule le trajet. »
La marche est subversion, elle fait craindre aux gouvernants le peuple en masse. Les paysans qui bloquent la nouvelle autoroute entre Agra et Noida. Lointaines jacqueries. La récente tentative avortée de Baba Ramdev, un jour avant la fête de l’indépendance, le 15 août 2012, de marcher vers le Parlement pour réclamer le rapatriement des fonds placés à l’étranger par des politiciens corrompus. Lointains échos au 6 février 1934 français. Les processions au flambeau durant l’été 2011, pour faire cesser la corruption et faire libérer le leader du mouvement, Anna Hazare. La peur face à ses partisans, qui se déplacent en hordes dans les transports en commun. Les couloirs du métro résonnent encore de leurs slogans.
« Marcher fait venir naturellement aux lèvres une poésie répétitive, spontanée, des mots simples comme le bruit des pas sur le chemin », disait Wordsworth. Au risque d’être distrait, d’être renversé par un véhicule, malgré les hauts trottoirs. La condition du marcheur est précaire. Piétons au garde à vous devant le ballet des voitures avec chauffeur. Piétons réduits parfois à traverser quotidiennement des 4x2 voies qui desservent leur quartier, pour aller au travail ou récupérer un bus.
Marcher dans Delhi, c’est également finir par retourner à Lodi Garden, par lassitude et fatigue. Quand le brouillard de la pollution atmosphérique empêche de voir le bleu du ciel pendant l’hiver entier. Quand la chaleur de mai donne des envies de meurtre. C’est enfin prendre conscience combien avait raison Blaise Pascal, dans ses Pensées : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Cette chambre existe.
