14) Une affaire qui ne couvre pas ses frais
« Quant au réel, s’il insiste et tient absolument à être perçu,
il pourra toujours aller se faire voir ailleurs »
Clément Rosset, Le réel et son double, essai sur l’illusion
Docteur en Lettres et Sciences Humaines (Paris IV-Sorbonne), Lakshmi Kapani est professeur émérite de philosophie indienne et comparée à l’université de Paris X-Nanterre. Elle a publié La notion de samskâra dans l’Inde brahmanique et bouddhique (Collège de France, Publication de l’Institut de civilisation indienne, 2 volumes, 1992) et de nombreux articles dans des revues savantes, en particulier Schopenhauer et l’Inde1.
Née en 1960, issue d’une grande famille pendjabie mais ayant grandi au Bengale, Lakshmi Kapani présentait ainsi son dernier ouvrage, Schopenhauer et la pensée indienne. Similitudes et différences (Hermann, 2011), le mardi 6 décembre 2011 à la librairie Fenêtre sur l’Asie (Paris, 5e).
Parvenue à l’âge de se marier, Lakshmi Kapani entendait sa mère s’enquérir des samskâra de tel ou tel prétendant. Deux sens existent dans l’utilisation usuelle du mot. Le premier est psychologique : on interroge les penchants, les tendances, le caractère du jeune homme. Le second sens s’enracine dans la culture de l’Inde : les samskâra renvoient alors au statut socioreligieux, à l’éducation et aux habitudes transmises par les traditions du groupe auquel le jeune homme appartient et à sa place dans l’ordre communautaire. Comme le rappelle Roger-Pol Droit, formé de la racine kri (faire) et du préverbe sam (ensemble, complètement), samskri signifie confectionner, construire, élaborer, parfaire, purifier. Ainsi que le note André Bareau dans une recension2, les sept fonctions majeures des sarira-samskâra sont analysées en détail par Lakshmi Kapani :
- purification ;
- protection, invocation et propitiation des divinités ;
- rites de passage ;
- habilitation et transformation du statut ;
- continuité des générations ;
- instauration et sacralisation des relations sociales ;
- éducation conçue comme imposition des normes.
Lors de la présentation de l’ouvrage de Lakshmi Kapani, Roger-Pol Droit a pris la parole en premier. Né en 1949, écrivain et journaliste, chercheur au CNRS, Roger-Pol Droit a notamment publié L’Oubli de l’Inde, une amnésie philosophique (Seuil, 2004). Il s’y interroge sur la disparition de la pensée indienne dans la réflexion philosophique contemporaine, alors qu’au XIXe siècle l’intérêt philosophique pour l’Inde s’était développé, en Allemagne comme en France. Roger-Pol Droit a rappelé qu’il avait coordonné Présences de Schopenhauer (Grasset, 1989).
Roger-Pol Droit présente Schopenhauer (1788-1860) comme un philosophe interculturel avant l’heure, même s’il y a une part de mirage dans sa lecture des textes issus de l’Inde ou de la Chine. Il resitue l’intérêt de Schopenhauer pour l’Inde dans l’enthousiasme de certains philosophes occidentaux du XIXe siècle pour ce pays. Raymond Schwab a consacré à ce sujet le livre Renaissance orientale (Payot, 1950). Dans l’Athenaeum en 1800, Frédéric Schlegel (1772-1829) écrit que c’est en Orient qu’il faut chercher le suprême romantisme. À ses yeux, toute civilisation et tout art trouvent leur origine parfaite en Inde. Les fantasmes de langue primitive, de parenté entre l’Allemagne et l’Inde font ressurgir l’espoir d’une union orientalo-occidentale qui donnerait accès, par la poésie, à une parole pleine.
La représentation de la pensée indienne est pourtant ambivalente : d’abord paradisiaque au temps de la découverte du brahmanisme, elle devient infernale après l’ébranlement causé par les philosophes des Lumières, lorsque l’Inde est réduite à un « culte du néant ». Bien étudiée par Roger-Pol Droit dans l’ouvrage du même titre, cette vision est héritée des poncifs développés au moment de la réception de la philosophie de Schopenhauer en France à partir des années 1880. François Chenet parle de « solécismes d’interprétation »3.
Dans son rapport à l’Inde, Schopenhauer passe par plusieurs moments comme le rappelle Roger-Pol Droit. Schopenhauer ne connaît pas le sanscrit. En 1813, Schopenhauer fréquente dans le salon de sa mère l’orientaliste Friedrich Mayer qui lui révèle l’Inde antique, notamment les Upanishad. En 1814, à Dresde, il lit les Védas dans une traduction latine d’Abraham Anquetil-Duperron (1731-1805). Même lorsque paraissent les premières traductions allemandes, il continue de plébisciter les traductions latines tirées de traductions persanes des œuvres en sanscrit. L’imaginaire indien de Schopenhauer est ainsi tributaire d’un « triple fil » (Roger-Pol Droit). Ce premier moment est celui d’une inspiration védique et brahmanique.
Le deuxième moment est un intérêt toujours plus accusé pour le bouddhisme, dans les années 1830, bien après Le monde comme volonté et comme représentation, paru en 1818. Par la suite, Schopenhauer s’informe de manière continue et connaît les progrès de l’érudition orientaliste. Cet intérêt pour le bouddhisme est aussi le reflet d’un certain air du temps, Eugène Burnouf publie son Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien en 1844. En 1970, Bhikkhu Nyanajivako4 s’attache ainsi, dans Schopenhauer et le bouddhisme, à démontrer que l’on retrouve chez Schopenhauer l’équivalent des Quatre Nobles Vérités du bouddhisme :
- Dukkha : l’existence conditionnée, l’existence que nous connaissons, est imbue de souffrances
- Samudaya : les souffrances existent parce qu’il y a des causes qui entraînent leur apparition
- Nirodha : quand les origines des souffrances sont connues, on agit sur les causes pour les éradiquer. Ce rapprochement avec Schopenhauer fait problème pour cette Troisième Noble Vérité, comme le montre Roger-Pol Droit dans Présences de Schopenhauer.
- Marga Sacca : « noble sentier octuple » (vision correcte, pensée correcte, parole correcte, action correcte, profession correcte, effort correct, attention correcte et contemplation correcte).
Le parcours de Frédéric Schlegel donne une illustration de l’intérêt pour l’Inde chez les philosophes du XIXe siècle. Le blocus continental rendait l’étude du sanscrit impossible sans le concours des Anglais, puisque les livres ne circulaient plus entre l’Inde, l’Angleterre et l’Europe continentale. C’est un homme qui servit de passeur. Alexandre Hamilton, officier de la marine britannique, se rendit à Paris pour accéder aux manuscrits de la Bibliothèque nationale en vue de publier une édition du Hitopadesha5. Fonctionnaire de la Compagnie des Indes, membre de la société asiatique que William Jones avait fondé à Calcutta, Hamilton avait appris le sanscrit au Bengale.
Il se retrouve surpris par la déclaration de guerre entre la France et l’Angleterre. Prisonnier sur parole, il prépare un catalogue des manuscrits sanscrits de la Bibliothèque nationale. Marié à une femme bengalie, Hamilton rencontre sur place Antoine-Léonard Chézy, mais surtout Frédéric Schlegel, à qui il apprend alors le sanscrit. Schlegel écrit à son frère le 15 mai 1803 : « Il m’a fallu une contention énorme, tant c’est compliqué, une méthode personnelle de divination, et du travail, car j’ai dû apprendre les éléments sans livre élémentaire. Enfin il m’est arrivé à point qu’un Anglais, Hamilton, le seul en Europe, excepté Wilkins, qui sache le sanscrit, et qui le sait à fond, est venu m’aider tout au moins de ses conseils »6. Schlegel publie en 1808 en allemand L’essai sur la langue et la sagesse des Indiens et crée la première chaire de sanscrit en Allemagne. En France, c’est en 1814 qu’est créée la première chaire de sanscrit.
Roger-Pol Droit considère que le travail de Lakshmi Kapani permet de faire penser Schopenhauer en le mettant à distance de lui-même. Lakshmi Kapani s’appuie sur le désajustement offert par la pensée indienne comme ressort de fécondité. Cette logique se rapproche du travail de rétroversion des philologues, il s’agit de voir quels concepts de Schopenhauer sont traduisibles dans le domaine indien. Le bilan est contrasté, car s’il y a des affinités communes entre Schopenhauer et la pensée indienne, et même une parenté que Schopenhauer ignore parfois, « les différences sont plus intéressantes que les similitudes ».
Auteur de Hegel et l’orient (1979), professeur émérite de philosophie indienne et comparée à la Sorbonne, Michel Hulin rappelle l’embarras des commentateurs par rapport à la pensée indienne de Schopenhauer. Hulin a découvert Schopenhauer après avoir découvert la philosophie indienne.
L’Inde déborde totalement Schopenhauer. La démarche de Schopenhauer est cavalière : il prend la pensée indienne comme unité, alors qu’elle a des implications religieuses, mystiques, philosophiques, institutionnelles (Lois de Manou, Mânava-dharma-çâstra) et qu’elle se décline dans différents registres (brahmanisme, bouddhisme). Lakshmi Kapani a le mérite de montrer les concordances cachées ou secrètes entre Schopenhauer et la pensée indienne, avec plus de 200 notions de sanscrit dans l’index. Michel Hulin rappelle que le concept de « non-naissance » (l’ajâti-vâda, aussi bien védântique que bouddhique du Grand Véhicule), renvoie chez Schopenhauer à l’intuition que « personne, jamais, ne naît ni ne meurt ». Comme l’écrit Roger-Pol Droit, « en Inde coexistent l’accomplissement actif de la vie et la tentation d’y échapper totalement ».
Michel Hulin appelle de ses vœux une traduction en anglais de l’ouvrage afin de le rendre accessible au lectorat indien. Hulin souhaiterait qu’un penseur indien soit étudié de la même manière et confronté à la tradition philosophique occidentale. Il considère que ce serait possible avec les philosophes indiens contemporains.
Les derniers développements de la philosophie comparée sont intéressants, bien loin de certains essais par le passé qui avaient tendance à réduire l’originalité des concepts, en particulier du fait de l’utilisation de l’anglais. Des exemples ratés sont passés à la postérité, comme Aldous Huxley et sa Philosophia perennis. L’œuvre de François Jullien trouve son point de départ dans l’écart qu’il fait travailler entre les pensées de l’Europe et de la Chine. Si Michel Hulin considère que François Jullien entreprend ce geste avec aplomb et de façon cavalière parfois, comme le montre le débat entre François Jullien et Jean-François Billeter, pareille tentative devrait inciter d’autres philosophes à se lancer.
Michel Hulin s’interroge sur plusieurs figures de la pensée indienne qui pourraient permettre de travailler entre Europe et Inde. Adi Shankara a ainsi été mis par des philosophes indiens en résonance avec Platon et Kant. La puissance créatrice semble avoir disparu chez les auteurs tardifs. Madeleine Biardeau avait coutume de dire : « Au-delà du XIIe siècle, il n’y a plus rien à en tirer ». Abhinavagupta pourrait donner des éclairages particuliers.
Schopenhauer s’inscrit dans le natura non contristatur avec l’idée que la vérité de l’espèce transcende le sujet. Il rejoint par là la perspective shivaïque. De même, son esthétique distinguant arts plastiques et musiques se retrouve dans la théorie des climats poétiques indiens. Cette théorie renvoie aux affects en les universalisant, permettant la communication directe entre sensibilités.
Professeur de philosophie indienne et comparée à l’université de Paris-IV-Sorbonne, François Chenet a enfin rappelé que Schopenhauer revendiquait une « admirable concordance » (übereinstimmung) entre sa pensée et les religions et philosophies orientales. Dans une lettre à Von Doss du 27 février 1856, Schopenhauer écrit : « de façon générale, la concordance avec ma doctrine est merveilleuse, d’autant plus qu’en 1814-1818, lorsque je rédigeais le premier tome du Monde comme volonté et représentation, je ne savais encore rien de tout cela, et n’en pouvais rien savoir. »
La pensée indienne a servi de miroir à Schopenhauer comme l’écrit Lakshmi Kapani dans son introduction. Il y trouve une confirmation et une justification de ses réflexions. Le rapport de Schopenhauer à l’Inde demande à être mis en perspective dans la mesure où ce rapport est surdéterminé par les contradictions personnelles du philosophe. Certains rapprochements tiennent du coup de force : même si Schopenhauer a le souci de retranscrire les concepts, il les réinterprète. Son but est de donner un nouvel élan à la philosophie occidentale, il n’a pas de fascination exotique pour l’Orient. Schopenhauer procède ainsi à « une assimilation active et créatrice ajoutée à son apport personnel ». Ce « subtil et complexe processus de projection, justification, confirmation, s’exprime à chaque fois ».
L’horizon de pensée de Schopenhauer est fondamentalement différent de l’Inde. Il souhaite avant tout échapper au principe de raison suffisante énoncé par Kant, en affirmant une volonté sans racines. Le vouloir-vivre est un principe transcendantal, dont le corps est le fil conducteur. Or cette métaphysique de la subjectivité est absente de l’Inde. Schopenhauer va jusqu'à attribuer à l'Absolu le vouloir-vivre qui est à l’œuvre, sur le plan de la nature, en chaque individu. La mort est le seul cas où l’intellect parvient à tromper la volonté.
Schopenhauer a du mal à cerner la nature véritable du bouddhisme. Roger-Pol Droit a montré dans L’oubli de l’Inde le décalage d’une ou deux générations entre la réception des doctrines brahmaniques et celle du bouddhisme en Occident. Lakshmi Kapani souligne la différence entre le « pessimisme » de Schopenhauer et le fait que « le bouddhisme n’est ni un pessimisme ni un optimisme, mais une “voie du milieu” ». L’ambiguïté du « néant » selon Schopenhauer est à distinguer de la « vacuité » bouddhique (shûnyatâ).
À partir de la formule upanishadique « Tat tvam asi » (morale de la compassion éloignée de la pitié « pathologique »), Lakshmi Kapani met en lumière l’ambiguïté du « calmant de la volonté », le « quiétif » selon Schopenhauer : il manquait à Schopenhauer d’avoir accès à une idée juste et globale du renoncement (samnyâsa). Schopenhauer a également du mal à s’ouvrir à la possibilité de la délivrance dès cette vie (jîvan-mukti), perspective pourtant admise dans certains courants du Vedânta.
Lors d’un colloque du Centre bouddhique Dharma Ling, Lakshmi Kapani se demandait si « le schéma bipolaire propre à Schopenhauer, avec cette continuité contrastée d’oppositions : volonté/intellect, phénomène/chose en soi, enfer/ciel, péché/rédemption, servitude/liberté, etc., est compatible avec le Vedânta ». Sur les doctrines du salut, Kapani explique que « le choix est entre la rationalité et la sainteté ; entre la rationalité (chez Schopenhauer) et la sainteté (qu’il envisage d’ailleurs) ; entre la rationalité et la sagesse (du “sage silencieux”, en l’occurrence du Shâkyamuni), entre la lucidité amère de Schopenhauer (le philosophe) et l’éveil paisible, bienfaisant d’un Bouddha, il reste sans doute un très grand écart ! ».

Notes
-
Journal Asiatique, Tome 290, N° 1, 2002 ↩
-
Revue de l’histoire des religions, tome 210 n° 4, 1993. pp. 477-478 ↩
-
« Schopenhauer et l’Inde », Les études philosophiques 4/2005 (n° 75), p. 559-563 ↩
-
Pseudonyme du philosophe croate Cedomil Veljacic, 1915-1997 ↩
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L’Instruction utile, recueil de fables indiennes dérivé du Pañchatantra, Le Livre d’instruction en cinq parties, rédigé en sanskrit entre -300 et 570 ↩
-
Sylvain Lévi, Les Origines d’une Chaire : L’Entrée du Sanscrit au Collège de France, in : Le Collège de France (1530-1930), p. 326-344 ↩