7) Communauté d’empreinte
« Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères. »
Proverbe arabe cité par Marc Bloch, Apologie pour l’histoire
Selon Marc Bloch, dans Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, « les hommes qui sont nés dans une même ambiance sociale, à des dates voisines, subissent nécessairement, en particulier dans leur période de formation, des influences analogues. (…) Cette communauté d’empreinte, venant d’une communauté d’âge, fait une génération ».
Dans un article de la revue Harvard Business Review, Tammy Erickson cherche à comparer les différences générationnelles entre l’Inde et les États-Unis. Selon elle, pour une même génération étudiée dans les deux pays, les différences se font plus fortes à mesure que l’on remonte dans le temps. Elle étudie quatre générations : « les traditionalistes » nés entre 1928 et 1945, les enfants du « baby-boom » nés entre 1946 et 1960/1964, la génération X née entre 1961/1965 et 1979, la génération Y née entre 1980 et 1995. L’article en lui-même est très vague, puisque comme l’explique Marc Bloch, l’utilisation du concept de génération ne peut constituer qu’un premier jalon dans un travail historique. Néanmoins, le travail de Tammy Erickson a le mérite d’avoir généré beaucoup de commentaires personnels. Certaines réponses remarquent que les appartenances en Inde sont d’abord locales (quartier, ville, État) et claniques (famille, caste, groupe), avant de renvoyer à un pays.
La génération des années 30 à 1945 est témoin de l’indépendance de l’Inde. Ces Indiens assistent à l’action de Mahatma Gandhi et à son assassinat. Ils vivent la fin de l’Empire britannique. En pleine ferveur patriotique, l’Inde redécouvre ses traditions en même temps que commence l’apprentissage démocratique. Les conditions de vie sont alors très difficiles : faible développement économique, faible espérance de vie, faible niveau d’alphabétisation, pauvreté de masse. Nehru investit dans l’éducation, accorde des droits aux femmes et criminalise la discrimination par la caste.
En matière de politique économique, inspirée par l’URSS, l’Inde privilégie les nationalisations et l’industrie lourde. L’économie socialiste planifiée passe par le système de la licence Raj : la concurrence dans les industries clés est réduite à quelques entreprises détenues par de grandes familles.
En 1947, une première guerre a lieu avec le Pakistan. La partition fait entre 800 000 et 2 millions de morts. Elle entraîne le déplacement de plus de 14 millions de personnes. À Delhi, les réfugiés, comme Santosh Malhotra, vivent dans des tentes pendant un an et demi avant de se voir donner des terres par le parti du Congrès.
La génération des années 30 incarne le patriotisme, l’attachement à la famille et à la communauté. L’observance des pratiques traditionnelles permet d’accéder à la reconnaissance sociale.
Pour la génération indienne qui correspond au baby-boom dans les pays occidentaux, le contexte économique est celui de la planification. Sur le plan politique, le parti du Congrès fait scission, entre Vieux et Nouveau Congrès. L’Inde signe un traité d’amitié avec l’URSS en 1971. Après la guerre entre la Chine et l’Inde en 1962 et la seconde guerre entre l’Inde et le Pakistan en 1965, le conflit indopakistanais de 1971 aboutit à l’indépendance du Bangladesh. Avec l’adoption d’un régime de changes flottants, la roupie se dévalue fortement. Sur le plan agricole, la révolution verte permet à l’Inde d’atteindre l’autosuffisance alimentaire. La fin de la période gouvernée par Indira Gandhi est marquée par l’État d’urgence entre 1975 et 1977. La première ministre, accusée de corruption, gouverne par décrets, suspend les élections et certaines libertés publiques. Vaincue dans sa circonscription lors de l’élection qu’elle organise, elle accepte de partir.
Pour Tammy Erickson, à l’image de ce qu’il se passe aux États-Unis avec le Watergate, la génération indienne du « baby-boom » devient sceptique vis-à-vis de la classe politique après cette période d’État d’urgence. Les possibilités des jeunes indiens sont liées à l’appartenance à une famille, un groupe ou une caste étant donné le caractère stagnant de l’économie indienne d’alors, avec 3,6 % de croissance en moyenne dans les années 70. Seuls la fonction publique et les grands conglomérats offrent un travail stable.
Les emplois dans la fonction publique sont les plus recherchés. Né à Delhi en 1953, le fils de Santosh Malhotra, Jetendar, cité par Time Magazine, a d’abord fait des petits boulots en marge de ses études par correspondance avant de rejoindre la fonction publique : « j’arrivais à gagner de l’argent, mais je n’étais pas sûr d’en faire de même le lendemain. Devenir fonctionnaire me permettait d’avoir des revenus assurés ». Ceux qui parviennent à aller étudier à l’étranger ou à travailler aux États-Unis ou au Royaume-Uni sont des figures de la réussite sociale. Un des cousins de Jetendar s’installe et se marie avec une Indienne en Grande-Bretagne. Jetendar se voit proposer un mariage avec une Indienne installée à Londres, mais il refuse, ne souhaitant pas quitter l’Inde. En 1979, Jetendar prend la direction d’un magasin de vente d’alcool détenu par l’État. Selon le témoignage de Ganesh, pour ceux qui n’arrivent pas à partir, il reste toujours la possibilité de travailler pour des multinationales américaines présentes en Inde.
Pour la génération X, Tammy Erickson souligne le contexte de réformes entreprises par Rajiv Gandhi, premier ministre entre 1984 et 1989. La croissance est en moyenne de 5 % par an dans les années 80. Néanmoins, Tammy Erickson rappelle que, dans les années 80, 75 % des diplômés des instituts technologiques indiens émigrent aux États-Unis. Né en 1981, Madhur Sawant a ainsi grandi avec l’image d’un oncle expatrié aux États-Unis. Parvenu à l’âge adulte, il s’expatrie à son tour.
L’extrémisme hindou devient un mouvement politique, avec la montée en puissance du BJP, Parti du peuple indien. La génération X est porteuse d’une vision nouvelle de l’Inde, croyant aux vertus de l’éducation. En 1980, la commission Mandal met en place des quotas pour favoriser l’accès des basses castes à la fonction publique et l’université. La diaspora commence à réinvestir dans le pays. Des mouvements de sécession marquent l’actualité : au Pendjab, dans l’Assam, les attentats des Tigres tamouls, qui entraînent notamment la mort de Rajiv Gandhi. L’Inde gagne la coupe du monde de cricket en 1983.
Sur fond d’instabilité politique à la fin des années 80 et au début des années 90, P.V. Narasimha Rao, premier ministre entre 1991 et 1996, organise la libéralisation économique. L’Inde est alors toute proche de faire défaut vis-à-vis de ses créanciers internationaux. Madhur Sawant se souvient des caricaturistes dessinant le premier ministre indien faisant l’aumône auprès des institutions internationales.
Sur la dernière période étudiée, Tammy Erickson met en avant le développement de la classe moyenne et de la consommation en Inde, après la libéralisation, avec des jeunes ambitieux et formés. L’Inde connaît pour la première fois l’alternance politique, avec l’accès au pouvoir des nationalistes hindous en 1996-2004. Madhur Sawant évoque les premiers essais nucléaires comme un moment-clé de l’affirmation d’une politique étrangère indienne, sans oublier le conflit de Kargil avec le Pakistan en 1999. La génération Y semble aussi marquée par la violence. D’une part, les violences confessionnelles augmentent, comme la destruction de la mosquée d’Ayodhya en 1992 par des extrémistes hindous. D’autre part, les attentats se multiplient, avec dans toutes les mémoires les attaques terroristes à Bombay en novembre 2008.
Les cursus privilégiés par la génération Y ne sont plus les lettres, mais les études de commerce et d’ingénieur, avec des cours donnés en anglais. Cette génération s’est approprié l’informatique et internet, la télévision par satellite. Les bricolages identitaires et les compromis de valeur se font nombreux face à l’influence occidentale dans la mode, les pratiques sociales et les comportements. Ces jeunes Indiens sont fiers des histoires à succès des compagnies informatiques indiennes et des centres d’appel.
À Delhi, la fille de Jetendar Malhotra, Yukti, née en 1985, a grandi en sachant qu’elle aurait la possibilité d’aller à l’université. Après son MBA à l’Indraprastha University de Delhi, elle souhaite rejoindre une société indienne de services informatiques ou une société d’externalisation de services. Par rapport à son père fonctionnaire, Yukti considère qu’elle gagnera autant que lui deux ou trois ans après avoir commencé à travailler : « l’important n’est pas la sécurité de l’emploi, mais d’avoir un salaire qui augmente régulièrement ». Elle constate également que : « du temps de mes parents, on avait juste besoin du minimum. Aujourd’hui, il faut une voiture climatisée, une télévision, des choses luxueuses. »
Selon Nidhi Mehta, cette nouvelle génération reste attachée à la famille, même si la mobilité pour étudier ou trouver du travail entraîne certaines évolutions : arrivée sur le marché du travail des jeunes femmes, obligation de quitter la maison familiale et de louer un appartement, mariages plus tardifs pour ceux qui font des études longues ou privilégient la carrière, modèle de la famille nucléaire enfin.
