8) Passagers du siècle

« Je cherchais un engagement du côté des faibles, je pensais qu’il fallait faire quelque chose pour changer le monde »
Bronislaw Geremek

L’Inde du XXe siècle a été traversée par les idéologies du temps : terre de missions humanitaires pour les chrétiens, elle a aussi connu plusieurs expériences communistes.

Né en 1914 en Corrèze, appartenant à une famille bourgeoise catholique, frère de François Ceyrac, qui fut patron du CNPF, Pierre Ceyrac est mort le 30 mai 2012 à Madras. Il aimait dire « il faut renaître en Inde, mourir pour y renaître ». Des 55 religieux de l’université jésuite de Madras, le Loyola College, le père Ceyrac était le seul européen. Comme il en témoigne dans La Vie, Pierre Ceyrac part en Inde sur les traces de son oncle Charles, jésuite missionnaire : « Enfant, j’entendais beaucoup parler de lui, et je regardais souvent son portrait photographique qu’un évêque m’avait ramené de ce lointain pays. La figure de cet oncle inconnu fit naître en moi la vocation missionnaire qui signifiait deux choses à mes yeux : partir sans espoir de retour, mais aussi aller vers un pays de grande misère, car, dès l’enfance, j’ai ressenti le désir de secourir les plus pauvres. »

Pierre Ceyrac entre à son tour dans la Compagnie de Jésus en 1931, avec la promesse d’être envoyé en Inde. Il embarque à Marseille pour Madras six ans plus tard, après deux ans de noviciat dans le Gers, dix-huit mois de service militaire et une licence de français-latin-grec à Paris. Dès son arrivée, Pierre Ceyrac apprend le tamoul : « cet apprentissage fut très dur ; d’autant que je ressentais un fort isolement culturel. Mes confrères, plus âgés, avaient passé les caps difficiles. C’est la pauvreté du peuple de l’Inde qui m’a sauvé. Elle m’a aidé à ne pas m’appesantir sur moi-même ». Il retrouve son vieil oncle, dans un village du Tamil Nadu.

Près de Darjeeling, Ceyrac apprend le sanscrit entre 1941 et 1946, avec trois jésuites belges. Il lit les textes classiques de l’hindouisme, Veda et Upanishad.

Il est ordonné prêtre dans l’Himalaya en 1945. En 1946, il part pour Lhassa à pied avec ses compagnons belges. La ville est interdite, il est arrêté par la police et doit retourner en Inde. C’est alors qu’il rencontre Gandhi, à Sodhapur, près de Calcutta. Selon Ceyrac, Gandhi prenait en public des extraits des Upanishads, du Coran et de l’Evangile (le sermon sur la montagne). A la mort de son père, Ceyrac passe un an en France.

En 1952, Pierre Ceyrac est nommé aumônier national des étudiants de l’Inde, après un échec pour une place en doctorat à Paris : « on me destinait à être professeur de sanscrit et d’indologie. Heureusement j’ai échoué à un examen en Inde, c’est important parfois d’échouer à un examen ». L’année précédente, il avait fait naître une vingtaine de vocations parmi les étudiants de l’université dans laquelle il était aumônier, ce qui a attiré l’attention des évêques indiens. Ceyrac aimait rapprocher les vers tamouls (« tout village est mon village, tout être vivant, mon frère ») du Livre de Ruth (« ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu »). Il sillonne l’Inde en train et en bus. L’association des étudiants catholiques indiens compte 60 000 membres dans 86 universités.

En 1957, Ceyrac lance des chantiers de travail, pour mettre les étudiants au service des intouchables (dalits) qui vivent dans les villages les plus pauvres et les bidonvilles. En 15 ans, 15 000 maisons sont construites, 1 000 puits creusés. Ceyrac crée en 1967 une ferme-pilote et organise à partir de 1970 les premiers chantiers avec des étudiants français.

Entre 1980 et 1992, Ceyrac travaille dans un no man’s land à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande pour accueillir les réfugiés cambodgiens fuyant le régime de Pol Pot.

A son retour en Inde en 1993, Ceyrac milite au sein du mouvement Mains ouvertes avec son ancien élève devenu jésuite, Anthony Raj, d’origine dalit.  Ils veulent que soit reconnu aux intouchables « le droit d’être un homme ». Le père Ceyrac oppose le salut chrétien à la croyance hindouiste du karma et de la réincarnation selon laquelle « on est paria et on le reste sa vie entière ».

Ceyrac affirme que « l’Inde nous remet en contact avec notre âme d’enfant, comme s’il était un temps où, avant d’être chrétiens, nous étions tous hindous ». Ceyrac consacre les dernières années de sa vie aux enfants, pour nourrir et scolariser 3 500 orphelins et 50 000 enfants des rues. Il est auprès des victimes du tsunami de 2004.

Quelques mois après la disparition de Pierre Ceyrac, la doyenne des Soeurs des missions étrangères, Marie-Régina Cazabon est décédée dans un village du Tamil Nadu. Née en 1910, elle incarnait un autre aspect des missions en Inde, ayant consacré sa vie à aider les lépreux, soigner la tuberculose, prévenir et dépister le SIDA. Autant de passagers du siècle, pour reprendre le titre de l’autobiographie de François Fejtö. A mesure que disparaissent ces missionnaires, une autre page se tourne en Inde, plus politique celle-là, avec le repli du communisme.

Calcutta a donné à l’Inde un prix Nobel de littérature avec Tagore, un réalisateur d’exception avec Satyajit Ray et… Jyoti Basu. Jyoti Basu a incarné pendant des décennies l’expérience communiste menée à Calcutta. Chef de l’opposition à l’assemblée du Bengale-Occidental à partir de 1957, il dirige cet État entre 1977 et 2000. Il passe alors le relais à un autre communiste, Buddhadeb Bhattacharya.

Basu a découvert le marxisme en allant étudier le droit à Londres. Avocat, il revient à Calcutta en 1940. Après l’indépendance de l’Inde, le parti communiste est interdit entre 1948 et 1951. Durant ces années, plusieurs fois arrêté et emprisonné, Basu vit dans la clandestinité.

En 1962, Jyoti Basu soutient Pékin dans la guerre sino-indienne. Mais il ne bascule pas dans le maoïsme, permettant la conversion de son parti au jeu parlementaire. Pour marginaliser l’extrême gauche et renforcer l’appui de l’électorat paysan, il organise la redistribution des terres. Cette réforme foncière est la clé de la longévité du parti communiste dans la région.

Il reste que le climat économique du Bengale-Occidental n’est pas favorable aux affaires : de nombreuses journées de travail sont perdues en grèves générales organisées par les syndicats. Ayant négligé l’industrie et les villes pendant des années, le parti communiste souhaite attirer des industriels dès les années 90. Mais le parti procède de manière autoritaire, en expropriant les paysans auxquels il avait accordé des terres trente ans plus tôt. En fin de mandat, Basu prépare le parti à la conversion à la voie chinoise. Il déclare en 2008 : « le socialisme, à ce stade, n’est pas réalisable. ».

En 2006, l’installation d’une usine de construction automobile à Singur pour la Tata Nano suscite la colère des paysans expropriés. Tata dépense 300 millions de dollars (378 millions d’euros) pour construire l’usine. Selon Ratan Tata, à la tête du conglomérat familial, « les murs du site étaient constamment démolis, le matériel volé. Le gouvernement du Bengale-Occidental me proposait une protection policière. J’ai répondu qu’on ne gérait pas une usine ainsi ». Tata s’installe finalement au Gujarat. Quelques semaines plus tard, un épisode similaire se déroule à Nandigram, toujours en opposition à un projet industriel. La répression policière fait 14 morts parmi les manifestants.

Chef d’une opposition hétéroclite, alliée au Parti du Congrès, Mamata Banerjee est élue en mai 2011 à la tête du Bengale-Occidental. Avec son parti, le Trinamool Congress, Mamata Banerjee dispose de la majorité absolue à Calcutta. Son élection tient au fait qu’elle s’est battue à partir de 2007 contre les implantations de nouvelles usines, s’attirant l’électorat des masses paysannes. Après 34 ans de règne, le parti communiste indien marxiste est battu à Calcutta. Il s’agit du plus long mandat au monde accompli par un parti communiste élu démocratiquement.

Outre les paysans, les milieux intellectuels bengalis ont également joué un rôle dans la chute du communisme à Calcutta. Selon Sanmitra Gosh, professeur d’économie, cité par Frédéric Bobin : « Au début, la classe moyenne urbaine et les intellectuels étaient séduits par les dirigeants communistes. Ils incarnaient la vertu et l’idéalisme, à l’instar de Gandhi, et cela plaît aux Bengalis. Puis avec le temps, l’hypocrisie est devenue évidente ». Toutes les institutions, notamment les universités, étaient contrôlées par des comités liés au parti.

Le parti communiste est également battu dans l’autre État qu’il dirigeait, le Kerala. Ces dernières années, le Kerala a régulièrement été présenté dans la presse comme un miracle de développement. Au cours de son voyage dans cet État, Nathaniel Herzberg s’étonne que les enfants réclament des stylos plutôt que de l’argent. Herzberg cite un expatrié qui lui présente les éléments de cette réussite : « l’influence catholique sur l’éducation, l’influence communiste sur les réformes sociales, le poids des basses castes, majoritaires, la lutte contre la pauvreté, la redistribution des terres, un planning familial jamais imposé et respecté pourtant ». En matière de développement humain, le Kerala fait figure de modèle pour le reste de l’Inde. Le taux d’alphabétisation est de 95 %. Les femmes travaillent et le taux de fécondité avoisine les deux enfants par femme.

Au Bengale-Occidental, depuis son arrivée au pouvoir, outre des mesures en matière d’éducation et de santé, Mamata Banerjee a cherché à marquer la fin de l’époque communiste. À l’occasion d’une grève générale en début d’année, Banerjee a fait déployer la police pour que la circulation des bus et du métro soit assurée.

Le modèle de Banerjee est Londres. A Calcutta, elle souhaite au cours de son mandat réaménager les rives du Hooghly. Sur le plan symbolique, certaines stations du métro de Calcutta ont été renommées pour valoriser des combattants de l’indépendance indienne. Aux intersections majeures de la ville, les musiques composées par Tagore seront bientôt diffusées par des haut-parleurs. Les bâtiments officiels, les taxis, les trains, les ponts, les barrières et panneaux de signalisation ont été repeints en bleu et blanc. Les bâtiments historiques comme le Writers building sont désormais éclairés de bleu la nuit. Comme le rappelle Julien Bouissou, « la couleur safran est associée au nationalisme hindou, le vert à l’islam et le rouge au communisme. Il ne restait guère que le bleu comme couleur neutre, au moins dans cette région de l’Inde ». Du reste, le slogan du nouveau pouvoir est « the sky is the limit ».

La décision de Calcutta a suscité la colère de Jodhpur, ville du Rajasthan, dont le potentiel touristique tient précisément au bleu des habitations. En matière de couleur, l’histoire la plus célèbre concerne Jaipur, repeinte en rose pour la venue du futur Édouard VII en 1876. Un coup de peinture permet à peu de frais de cacher le mauvais état de la plupart des bâtiments. Une partie du charme de Calcutta tient à son délabrement selon l’écrivain Amit Chaudhury.

Sur le plan politique, surnommée « Didi » (grande sœur), Mamata Banerjee s’est révélée extrêmement autoritaire. Au plan national, à l’occasion du vote du budget en mars 2012, elle s’est notamment opposée à une hausse des tarifs ferroviaires pour financer des investissements sur le réseau. Face à l’opposition de Mme Banerjee, le ministre du Transport ferroviaire a été forcé de démissionner. Elle a été jugée comme démagogue par certains, car les tarifs des billets n’ont pas été modifiés depuis 10 ans, malgré l’inflation.

Au plan local, Banerjee a fait arrêter un caricaturiste en avril. En mai, à la télévision, elle a brutalement mis fin à une série de questions-réponses par des étudiants, jugeant qu’elle avait affaire à des « maoïstes ». De fait, les éditorialistes de la presse nationale décrivent « Mamata » comme dictatoriale, mégalomane, populiste.