Encore une mer à traverser
« L’univers (que d’autres nomment la bibliothèque) »
Jorge Luis Borges, « La bibliothèque de Babel », Fictions
« Retirado en la paz de estos desiertos, / con pocos, pero doctos libros juntos, / vivo en conversación con los difuntos / y escucho con mis ojos a los muertos »
Francisco de Quevedo, Sonetos
Le 22 janvier 1958, peu de temps après avoir reçu le prix Nobel de littérature, Albert Camus prononce un discours à la Maison d’Amérique latine devant le public des « Amitiés méditerranéennes », intitulé Ce que je dois à l’Espagne. Combattant le franquisme, Camus parle d’« Espagne de la fidélité », celle qui a donné Don Juan et Don Quichotte à la culture européenne : « Amis espagnols, nous sommes en partie du même sang et j’ai envers votre patrie, sa littérature et son peuple, sa tradition, une dette qui ne s’éteindra pas. Mais j’ai avec vous, dont le malheur et l’adversité n’ont pas pris fin, une autre dette que vous ne connaissez pas et que vous ne pouvez connaître. Dans la vie d’un écrivain de combat, des sources de ferveur sont nécessaires pour pouvoir lutter contre la dépression dont je vous ai parlé et contre l’épuisement que l’on ressent au cours de la lutte. Vous avez été, vous êtes pour moi, une de ces sources et j’ai toujours rencontré sur mon chemin votre amitié active et généreuse. (…) Et cette amitié, bien qu’elle soit imméritée, est le plus grand orgueil de ma vie. »
L’Inde est une source d’inspiration.
L’Inde offre également une forme de respiration.
Encore faut-il pour mettre en lumière ce que je dois à l’Inde, évoquer combien cet apport tient à des rencontres.
Rencontres culturelles d’abord, avec le cinéma, l’art contemporain (l’effervescence des galeries de Delhi, Bombaysers de Lille 3000, Paris — Delhi – Bombay à Pompidou), la musique (le rock, le jazz, la musique traditionnelle, la musique soufie), le théâtre (Phèdre en Inde d’Astrid Bas, reprenant Jean-Christophe Bailly et Georges Lavaudant, Leçon d’anatomie de Larry Tremblay, monté en hindi, en français et en anglais par Soma), la mode (Fashion Mode avec Bérénice Ellena), l’opéra (Carmen en Inde, grâce au mécénat de Francis Wacziarg) et la danse (Bamboo Blues de Pina Bausch, les spectacles de danse traditionnelle), etc.
Rencontres livresques ensuite, avec les romans, les essais qui paraissent sur l’Inde. Et un sentiment d’insatisfaction en lisant les articles de la presse française, les interviews de « spécialistes de l’Inde », en écoutant les émissions tenues par des indophiles médiatiques trop paresseux ou pris dans leurs certitudes pour être encore pertinents lorsqu’ils évoquent les évolutions de l’Inde contemporaine.
Vers la fin de sa vie, académicien, André Chevrillon est atteint du syndrome de Don Quichotte à en croire le Bloc-notes de Mauriac : « il paraissait comme isolé par la grande vieillesse : l’esprit jeune et vivant de Prométhée était lié à un corps en ruine. Mais sa tristesse devait avoir d’autres sources : le monde qu’il avait décrit dans ses livres ne ressemblait plus à l’image qu’il en avait donnée. Il était l’historien et le témoin d’un empire qui se défaisait sous ses yeux. Les cartes qui avaient servi à ce voyageur n’eussent plus servi à personne ». Hélas, nous sommes tous des Don Quichotte en puissance.
Rencontres culinaires aussi, comme une de ces mangues à la peau si douce. Delhi est une porte ouverte sur l’ensemble des cuisines indiennes et sur l’Asie. Durant le ramadan, dans Old Delhi, le Ramzan bazaar près de Jama Masjid s’anime la nuit. Les étals de nourriture s’offrent aux musulmans pour la rupture du jeûne, iftar, dès le coucher du soleil. Les boutiques restent ouvertes toute la nuit, jusqu’au repas pris avant l’aube, sahur. Ce sont durant ces nuits que l’on se rend compte de l’envers du jeûne. Les odeurs de viande et de poisson grillés au barbecue sont omniprésentes. Il faudrait bien des pages pour évoquer le poulet malai tikka. Le lait, froid ou chaud, est la boisson la plus vendue, avec ou sans pain paratha ou khajla. Les boulangeries ne désemplissent pas.
Il faut aller dans les cantines universitaires pour découvrir un autre aspect de la nourriture servie dans la rue. Les plats sont en général très simples, proposés comme des encas. Les bun tikki sont de petits hamburgers avec une pomme de terre passée dans la chapelure et des légumes. Le chole bhature est un plat de pois chiches servis en sauce et épicés avec une large galette, toute en légèreté. D’autres classiques complètent cette nourriture simple et délicieuse, mélangeant allégrement les différentes traditions culinaires de l’Inde et de l’Asie : rouleaux de printemps, nouilles instantanées et épicées, beignets de légumes pakoras, raviolis fourrés appelés momos et cuits à la vapeur, nouilles sautées avec le chowmein. Heureux celui qui connaît les pad thai noodles ou les chicken hakka noodles. Pour les grandes occasions, le byriani du Centre culturel islamique. Dans la difficulté, il y aura toujours une part de Double Chocolate Decadence au restaurant The Big Chill.
Rencontres amicales enfin, fragiles et éparses, « le plus grand orgueil de ma vie ». Ces deux mondes ne peuvent se comprendre, alors ils cherchent à s’apprivoiser. Les passeurs sont les expatriés, les Indiens de la diaspora et certains Indiens avides de découvertes et de voyages.
Quand il y a encore une mer à traverser, vous avez l’assurance de trouver au moins un Indien parmi vos compagnons d’infortune. Vous serez en bon chemin si un chauffeur de taxi sikh vous récupère à l’aéroport en disant « bienvenue à Adelma ».
