16) Gymnosophistes
« Calanus, un de ces Indiens, lui ordonna d’un ton dur et méprisant de quitter sa robe, pour entendre nu ses discours; que, sans cela, il ne lui parlerait point,
vint-il même de la part de Jupiter. »
Plutarque, « Alexandre le Grand », Vies parallèles
Sanjay Subrahmanyam se rappelle que « durant [s]on enfance, en Inde, on demandait à l’école de mémoriser un poème narrant une histoire sur Alexandre le Grand. Il y était conté que le conquérant macédonien, ayant vaincu le grand roi Porus et sa gigantesque armée d’éléphants, se mit à la recherche d’un grand sage indien. Alexandre finit par trouver l’homme presque nu, dans une posture de yoga, et lui demande ce qu’il désire »1. Le sage indien lui répond les mêmes mots que ceux prêtés à Diogène : « Ôte-toi de mon soleil ! ».
Une rencontre d’Alexandre avec dix sages nus indiens est racontée par Plutarque. Appelés gymnosophistes par les Grecs, ils doivent sauver leur vie en répondant à une question philosophique posée par Alexandre : « Il demanda au premier quels étaient les plus nombreux des vivants ou des morts. Il répondit que c’étaient les vivants, parce que les morts n’étaient plus. (…) Au sixième, quel était, pour un homme, le plus sûr moyen de se faire aimer. — "Que, devenu le plus puissant de tous, il ne se fit pas craindre". Au septième, comment un homme pouvait devenir dieu. — "En faisant ce qu’il est impossible à l’homme de faire". Au huitième, laquelle était la plus forte de la vie ou de la mort. — "La vie, qui supporte tant de maux". Au dernier, jusqu’à quel temps il était bon à l’homme de vivre? — "Jusqu’à ce qu’il ne croie plus la mort préférable à la vie". »
En juin 2011, le gourou du yoga Baba Ramdev a entamé une grève de la faim pour réclamer le retrait de la circulation des billets de 500 et 1 000 roupies (7,12 et 14,23€), utilisés selon lui pour des transactions illégales. À l’été 2012, il milite désormais pour le retour en Inde des fonds détournés par les politiciens et placés à l’étranger.
Avec beaucoup d’humour, le journaliste Manas Chakravarty voit dans Baba Ramdev l’émergence d’une nouvelle époque, celle de la « Comédie Yoga ». Chakravarty juge l’évolution du combat de Baba Ramdev révélatrice. Il est plus prudent de demander le retour des fonds détournés que de s’attaquer directement à la corruption. Il décrit Ramdev comme un yogi poseur, qui joue de son image devant les caméras et les foules. Baba Ramdev présente en effet une émission de yoga tous les matins sur Aastha TV depuis 2003. Son programme télévisé a conquis de larges audiences. De fait, Baba Ramdev semble avoir réintroduit le yoga auprès des masses en Inde. Pour Lydia Polgreen, Ramdev a « construit un empire avec le yoga, et est devenu un symbole de la Nouvelle Inde, un mélange de Richard Simmons (star du fitness télévisé), Dr Oz (qui présente un programme santé) et Oprah Winfrey ».
A Haridwar, le campus de son organisation, le Patanjali Yogpeeth Trust, dispose d’un hôpital, d’une école de médecine ayurvédique et d’un centre de recherche pour valoriser les techniques oubliées, en matière d’agriculture notamment. En 2010, Ramdev s’est offert une tournée au Népal, au Japon et aux États-Unis. Les dons et legs se multiplient, comme une île en Écosse ou un terrain à bâtir dans la banlieue de Houston au Texas, qui accueillera bientôt un centre dédié au yoga.
Ramdev a décidé de créer un parti pour présenter des candidats au prochain renouvellement du parlement, en 2014. Ramdev se pose contre la classe politique et l’organisation actuelle du pouvoir en Inde, qu’il juge héritées de l’Empire britannique, durant lequel le yoga était une pratique marginale. Il est opposé à la présence des firmes multinationales qui à ses yeux corrompent les esprits. Le cricket n’est pas sauvé de ce réquisitoire : sport colonial, il inciterait à boire et à regarder un peu trop les pom-pom girls. Pour Ramdev, « il faut être indien, parler les langues indiennes, porter des vêtements indiens, boire des boissons indiennes ».
Dans les pays occidentaux, la pratique du yoga s’est désormais banalisée. Elle est associée selon Ysé Tardan-Masquelier au besoin d’atténuer « les effets pervers de la modernité : tensions dues à la compétition, dispersion mentale, agitation affective »2. Cette réappropriation s’inscrit dans un bricolage spirituel propre aux pratiques contemporaines en matière de croyances et de religion. Surtout, la pratique de cette activité dans les pays occidentaux est souvent détachée des origines indiennes du yoga, tout comme de son arrière-plan philosophique et éthique. À Hong Kong, il est possible de venir aux séances de yoga sportif avec son chien, s’il est de petite taille. En Australie, la dernière tendance pour lutter contre le vieillissement et l’apparition des rides est le recours au yoga facial. Des vidéos sur YouTube, un livre et une application sur téléphone mobile permettent d’apprendre cette nouvelle pratique.
En Inde, le yoga est la voie de libération face aux souffrances. Le yoga est né au VIe siècle avant notre ère, en même temps que le jaïnisme et le bouddhisme. Cette période voit l’affirmation d’écoles organisées autour de relations de maître à disciples. Cette effervescence conduit à la mise à distance des textes védiques traditionnels, au profit des Upanishads, transcription des enseignements du maître. Selon Ysé Tardan-Masquelier, ces voies de libération nouvelles permettent le développement de la conscience de soi, pour aider à sortir du cercle des souffrances, en se détachant de ses propres affects.
Les Yogasûtras regroupent « des comptes rendus d’expériences isolées » : il s’agit d’un recueil de 195 aphorismes. L’objet du yoga est « de faire cesser l’agitation incessante de la conscience », « pour révéler le soi » et s’émanciper. Les Yogasûtras sont également un guide pour parvenir à sortir des souffrances en suivant des règles de vie particulières. Le texte incite à ne pas être fasciné par les pouvoirs d’après Ysé Tardan-Masquelier. Dans cette conception initiale, le corps n’est pas central, c’est un « révélateur et un miroir » du soi. Les valeurs de renoncement et de détachement jouent un rôle majeur.
Le succès du yoga dans les pays occidentaux tient selon Ysé Tardan-Masquelier au fait que le yoga permet de réhabiliter les corps. Ce « souci du corps » a permis l’implantation du yoga. La professionnalisation des enseignants du yoga permet sa diffusion. Selon Anne-Cécile Hoyez, « le yoga a donc été réinterprété par, et pour, des populations urbaines, dynamiques et interconnectées, qui ont participé à l’accélération du processus »3.
Pour Ysé Tardan-Masquelier, le mouvement hippie instrumentalise le yoga dans ses propres combats contre les sociétés occidentales : « c’est Bénarès et Katmandou contre New York, en passant par la Californie ; le guru en lieu et place du père de famille et du prêtre ou du pasteur ; la méditation et l’extase prenant le pas sur l’intellect, mais aussi sur la prière ». Cette vogue rencontre dans le même temps la volonté de certains maîtres spirituels comme Râmakrishna et Vivekânanda de communiquer leur enseignement au-delà des frontières de l’Inde, dans une logique de transmission.
Ramdev représente le dernier avatar de liens anciens entre renouveau hindouiste, idéologie nationaliste hindoue et yoga. Pour Anne-Cécile Hoyez, les discours religieux fondés sur le yoga sont utilisés depuis le début du XXe siècle par des organisations transnationales, comme les missions Ramakrishna et la Société Théosophique. Le yoga est considéré comme un moyen de capter les masses. Ces organisations sont soutenues par les mouvements politiques pro-indépendantistes hindous qui voient d’un bon œil la réhabilitation des textes sacrés de l’hindouisme. Anne-Cécile Hoyez parle de « la montée d’une voie indienne reflétant des idéaux universalistes et symbolisant l’anti-impérialisme tout en n’empêchant pas les superpositions ambiguës entre attrait pour un certain universalisme, repères identitaires autour de l’Inde et de l’hindouisme, et ferveur nationaliste ». Une illustration de ces liens est donnée après le faible bilan des Jeux olympiques de Londres pour la délégation indienne : 6 médailles, 2 en argent, 4 en bronze. Les médailles viennent du tir (2), de la lutte (2) et de deux jeunes femmes en boxe et en badminton. Lal Krishna Advani, leader de l’aile dure du BJP, parti nationaliste hindou, a appelé à s’appuyer sur le yoga pour développer l’activité sportive de masse dans le pays.
En 1996, en 2000 et en 2004, l’Inde n’était revenue qu’avec une seule médaille. Les Jeux de Pékin avaient permis de ramener trois médailles, dont une en or au tir à la carabine. Après les Jeux d’Athènes en 2004, l’industriel Lakshmi Mittal a investi 11 millions d’euros dans les infrastructures sportives de lutte, boxe et tir à l’arc. Médaillé de bronze à Pékin, le lutteur Sushil Kumar a rapporté l’argent de Londres. Il est le premier Indien double médaillé olympique. Les athlètes médaillés promettent d’aller chercher de l’or à Rio en 2016. Parmi les sportifs récompensés, la boxeuse Mary Kom, originaire de Manipur, a permis de mettre en avant les habitants originaires du Nord-Est de l’Inde.
La grande désillusion est venue du hockey sur gazon. Médaillés d’or en 1948 aux J.O. de Londres, les Indiens fêtaient l’indépendance en battant la Grande-Bretagne en finale. 11 médailles ont été décrochées grâce au hockey sur gazon, jusqu’en 1980. Cela représente aujourd’hui la moitié des médailles olympiques remportées par l’Inde. Depuis 1980, le hockey sur gazon indien est en déclin. Le cricket attire davantage les jeunes. Il y a très peu de terrains synthétiques pour s’entraîner dans les mêmes conditions qu’en Europe. L’équipe nationale a échoué à se qualifier aux J.O. de Pékin. À Londres, les 5 matchs de poule ont été perdus. L’Inde a fini dernière de la compétition après avoir perdu un ultime match de classement.

Notes
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Sanjay Subrahmanyam, Et l’Orient découvrit l’Occident, Sciences humaines, novembre 2011 ↩
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Ysé Tardan-Masquelier, « La réinvention du yoga par l’Occident », Études, 2002/1 Tome 396, p. 39-50. ↩
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Anne-Cécile Hoyez, « L’Espace-Monde du yoga », Une géographie culturelle et sociale de la mondialisation des paysages thérapeutiques, L’Information géographique, 2008/1 Vol. 72, p. 100-108 ↩