11) Shalom India

« Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache.
Nous sommes cons mais pas à ce point. »
Samuel Beckett, Mercier et Camier

Née le 17 mars 1945 à Ahmedabad, Esther David est une figure de la communauté juive en Inde. Fille d’un ancien culturiste, Reuben David, ayant fondé le zoo d’Ahmedabad, Esther David est romancière, peintre et sculptrice, critique et historienne de l’art. Son dernier roman, Shalom India Résidence, dresse le portrait des communautés juives en Inde, dans le contexte de la montée du communautarisme au Gujarat, après les émeutes de 2002 entre hindous et musulmans. Mariée à un hindou du Sud puis divorcée, Esther David fait figure de femme forte. Son roman met en relief la difficulté d’être juif au milieu des tensions interconfessionnelles.

Trois communautés juives sont présentes en Inde : les Bene Israël, les Cochinis, les Baghdadis. Les Bene Israël, « enfants d’Israël », sont originaires de Bombay. Au sein de la communauté de Cochin, il y a des juifs blancs et des juifs noirs. Les juifs d’Inde ont à la fois emprunté à l’hindouisme et à la religion musulmane. Ce syncrétisme est illustré par le fait que la synagogue a longtemps été appelée masjid, mosquée. Lorsque des juifs indiens sont arrivés en Israël dans les années 60, deux rabbins ont été chargés d’expertiser les pratiques natives : face aux multiples déviances constatées, ils ont exigé des conversions symboliques, ce que les juifs d’Inde ont refusé. En 1964, le rabbinat israélien a reconnu les Bene Israël comme Juifs à part entière et sous tous aspects. La figure d’Élie a servi de paratonnerre pour masquer une série de pratiques déviantes par rapport au judaïsme.

La fille d’Esther David, Amrita, a épousé un juif français, Nathaniel Herzberg, directeur des pages culturelles du Monde. Dans Jamai Rajah : voyage dans ma famille indienne, Nathaniel Herzberg raconte un voyage de deux mois entre janvier et mars 2004 à Ahmedabad, chez sa belle-mère, au Kerala et sur la côte du Konkan, au sud de Bombay, en famille. Amrita et Nathaniel sont en effet parents de deux jeunes enfants, Kiran, quatre ans, et Mira, à peine plus d’un an. Jamai Rajah est le surnom donné par Esther David à Nathaniel Herzberg. Cela signifie « gendre-roi ».

Avant d’entrer dans cette lecture, il faut se rappeler des mots de Mandelstam : « Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel ». Mandelstam expliquait ainsi : « chez moi se tient un signe de béance, et entre moi et le siècle gît un abîme, un fossé, rempli du temps qui bruit, l’endroit réservé à la famille et aux archives domestiques ». Or, le livre de Nathaniel Herzberg est à strictement parler un récit familial, doublé d’une quête des origines de la famille David et de la communauté Bene Israël en Inde. Cette partie généalogique, tout comme les pages consacrées à la description des activités familiales le temps des vacances, est anecdotique.

Herzberg réalise une enquête sur les émeutes de 2002. Esther David souligne que certains juifs ont eu peur d’être confondus avec des musulmans lors des massacres : ils sont circoncis, mangent de la viande. Les hindous demandent en effet aux musulmans de baisser leur pantalon pour vérifier leur circoncision. Les émeutes commencent après les déclarations du gouverneur du Gujarat, Narendra Modi. Il appelle à la vengeance après la mort de 58 pèlerins hindous à bord d’un train, attaqués par des musulmans. Au milieu de la folie qui s’est emparée des hindous, des figures de « justes » émergent, comme celle d’Ehsan Jafri, ancien député du parti du Congrès, âgé de 75 ans, cherchant à faire cesser les massacres : « déshabillé, mutilé des deux mains et exhibé dans le quartier, un trident devant la gorge, avant d’être jeté dans un brasier ». Herzberg donne des détails sur l’appui du pouvoir : l’appel au meurtre dans les journaux, l’utilisation des cadastres et de documents administratifs pour cibler des musulmans, le refus d’une intervention rapide de l’armée envoyée par le gouvernement.

Herzberg évoque aussi son rapport à l’Inde et celui de sa femme, Amrita, devenue une « Non-Resident Indian » (NRI) du fait de son expatriation en France. Ce statut de NRI est l’outil administratif privilégié par le gouvernement indien pour faciliter les allers-retours de la diaspora indienne. Outre son rôle économique, la diaspora est en effet vue comme un élément de la politique d’influence indienne. Dans leur rubrique consacrée à l’actualité internationale, les quotidiens indiens consacrent souvent des brèves à des NRIs installés aux États-Unis ou en Grande-Bretagne qui se signalent pour leur réussite ou des faits divers.

Amrita est partie à 21 ans à l’étranger, souhaitant fuir « la rigidité sociale, les a priori religieux, la violence des rapports humains ». Elle s’amuse à supposer ce que fait tel ou tel voyageur à bord du Paris-Bombay. En voyant s’installer un homme d’un certain âge, elle s’imagine « un pourri qui doit se remplir les poches en faisant des conférences à l’étranger sur l’indianité ». Au retour, Amrita s’agace de devoir subir un interrogatoire de la part d’un policier comme elle transporte avec elle une caméra vidéo. Le statut de NRI lui est renvoyé à la figure, comme une insulte. Il faut dire que les NRIs sont généralement considérés comme méprisants, « convaincus de leur supériorité » lorsqu’ils reviennent en Inde. Comme cet homme originaire d’Inde, qui dit préférer « l’Angleterre, plus civilisée, plus respectueuse des individus, plus moderne », mais dans le même temps, regrette de ne pas pouvoir imposer une femme à son fils.

Arrivée à Ahmedabad, dans la ville de son enfance, Amrita est confrontée à ses propres souvenirs. Elle revient à l’école Shreyas, où l’enseignement est guidé par « l’amour des arts et la rigidité des principes ». Elle repasse par le centre commercial de son adolescence : « Amrita allait discuter avec ses copines, grignoter des chawanas, et regarder les garçons ».

Confrontée à des petites filles réunies pour un anniversaire, Amrita se souvient de l’ensemble des frustrations de sa jeunesse, au-delà du fait d’avoir eu une mère divorcée et de ne pas avoir grandi dans une famille indienne élargie : « tu ne peux pas savoir comme je voulais ressembler à ces filles (…) disposer de beaux habits, arborer un cou long et fin et de grands yeux soulignés de noir, se rendre accompagnée d’un garçon à la fête de fin d’année de l’université, sortir en bande le soir sans risquer de déchaîner les foudres maternelles ». Amrita se retrouve face à ce qu’elle déteste en Inde : « l’inefficacité, le bruit, la promiscuité, l’inconfort ».

Nathaniel Herzberg fait un bilan nuancé de son voyage : « Depuis dix ans, je n’ai cessé d’affirmer mon désir de l’Inde. J’ai mis en avant l’amour de cette deuxième culture, d’autant plus aisée que peu la connaissent. » Il revient sur son apprentissage de l’hindi, du tabla, sa découverte de l’histoire et de la littérature indiennes. Il évoque également la perspective toujours agitée, mais encore jamais réalisée d’une expatriation professionnelle à Delhi, comme correspondant du Monde. Ses mots traduisent le rôle ambivalent qu’exerce Ahmedabad dans la vie du couple : « port d’attache », « présent » car « éloigné », « nécessaire » car « rare », « désirable » car « éprouvant ».

Nathaniel Herzberg avoue pourtant en lui un changement profond : « j’éprouve autre chose maintenant, mélange d’impuissance, d’écœurement. Parfois même de désintérêt ». Il écrit : « En vérité, l’Inde du présent et du futur m’ennuie. Cette nouvelle économie, cette nouvelle société, ce géant en marche cher aux magazines, je ne parviens pas à m’y intéresser. » Il se dit effrayé par les transformations sociales et économiques qui touchent l’Inde, y voyant un facteur de destruction du lien social, au détriment des plus pauvres, au profit des idéologies les plus extrémistes. Il termine en affirmant : « Je ne retrouve plus cette folie dont je me suis tant nourri, ou elle m’insupporte. »

La présence des enfants permet à Herzberg de se souvenir des sensations vécues en découvrant l’Inde pour la première fois, comme les incessants coups de klaxon des chauffeurs. Nathaniel Herzberg prend aussi conscience au travers d’eux combien sa famille apparait comme étrangère à l’Inde : « Moi, bien sûr, avec mon teint blanc et mes cheveux frisés, Mira aussi, qui gazouille dans le porte-bébé, sur mon dos, et Kiran, qui court. Leur peau est à peine plus claire que celle de certains enfants, mais, dans leur apparence, tout diffère. Même Amrita, qui a grandi dans le quartier, semble détonner. Sans, pour une fois, s’en rendre compte. »

Nathaniel Herzberg offre un tableau de la société juive d’Ahmedabad. Les relations avec les différents domestiques présents depuis plus de quinze ans dans la famille sont finement décryptées, en particulier le rôle de Leelaben et Railiben, chargées de la cuisine et des travaux ménagers. Le « paysage familial » est complété par des artisans, comme Darji, le tailleur de la famille, ou des personnes liées par des solidarités de fait. C’est le cas de cet homme, recueilli dans sa jeunesse par le frère de Reuben, Jacob David, médecin des nécessiteux. Désormais, il consacre toujours son dimanche à aider la famille, refusant toute rémunération ou de boire son thé ailleurs que sur le sol de la cuisine. Nathaniel Herzberg remarque ainsi : « Cette permanence dans l’inégalité, ces rôles fixés à l’avance qui ne bougeront pas quoi qu’il arrive, je trouve ça effrayant ». Esther tente d’expliquer combien l’aide est réciproque : elle veille sur l’éducation des enfants de ses domestiques et offre un soutien financier. Herzberg affirme son malaise à considérer les « aides » comme des « servants » : « comme si je refusais d’ajouter à l’opulence de l’Occident, perceptible à chaque instant, les privilèges de l’élite locale. »

Les mariages et les naissances sont une autre animation de la vie familiale à Ahmedabad. Les familles pauvres ou celles qui marient une fille acceptent les cérémonies collectives, où des dizaines de couples sont mariés l’un après l’autre. Nathaniel Herzberg raconte le mariage d’une juive avec un hindou : « les deux amants se sont mariés en cachette, puis sont revenus à Ahmedabad régulariser la situation ». Personne ne vient féliciter les mariés, hormis Esther et Nathaniel. Amrita, qui a pourtant épousé un étranger, ne fait pas le moindre geste à l’égard de celle qu’elle considère comme une traîtresse à sa religion.

Herzberg se remémore les difficultés qu’il a fallu affronter au début de sa relation avec Amrita : « l’ouverture culturelle peut dissimuler une vive intolérance ». Amrita devait se présenter comme sa guide, et « si elle osait répondre qu’elle était [s]a femme, les yeux des adolescents pétillaient, mais le sourire des adultes se fissurait dans l’instant, laissant percer la désapprobation ». La seule fois où elle ne l’a pas fait, c’était avec une amie d’enfance. Cette dernière ne l’a jamais recontactée.

Herzberg souligne enfin la communautarisation grandissante d’Ahmedabad, de ses écoles et de ses hôpitaux. De nombreuses recompositions urbaines se jouent en lien avec les émeutes confessionnelles. Herzberg prend l’exemple du quartier de Juhapura, souvent appelé « Little Pakistan » avec ses 300 000 musulmans. À la fin des années 70, il était prévu d’avoir 70 % d’hindous pour 40 % de musulmans. Dès le départ, ce sont pourtant ces derniers qui ont acheté en masse les logements nouvellement construits. Par la suite, les émeutes successives en 1983, 1985, 1992 et 1995 ont précipité le départ des habitants hindous du quartier et ont attiré de nouvelles populations musulmanes. Au-delà des 205 mosquées détruites, les émeutes de 2002 ont fait 60 000 déplacés.